dimanche 24 février 2013

Sans Toit émoi



Personne ne me remarque. Je fais partie du décor. On note plus facilement l’apparition d’une nouvelle boutique qu’une masse informe  dont on distingue à peine le visage derrière les couches empilées de vêtements trop longs et trop amples. Certains changent de trottoir ou agitent une main devant leur visage comme l’on chasserait un insecte indésirable.

Ils ne savent pas qu’avant, il n’y a pas si longtemps, j’avais une famille, des amis et un travail. Ou plutôt si, ils le savent mais préfèrent l’ignorer de peur que ce soit contagieux.

 Je me revois au temps où j’étais au collège. Je découvrais l’anglais et, avec lui, la joie de pouvoir enfin comprendre les paroles de mes chansons préférées que jusqu’alors je bafouillais ou j’inventais. J’étais installée sur le parquet de ma chambre d’ado, face à la chaîne hi-fi double lecteur cassette, armée d’un crayon et d’un dictionnaire français-anglais. J’appuyais sur pause et je rembobinais sans cesse pour saisir les paroles et les noter au fur et à mesure. La toute première chanson ainsi traduite était « Another Day in paradise » de Phil Collins.

 « She's got blisters on the soles of her feet,
   She can't walk, but she's trying.»

Je chantais ces paroles à tue-tête sans imaginer, l’espace d’un instant, qu’un jour je serais à la place de ce « she » dont il est question. Le statut de SDF est universel. Derrière une autre langue se cache la même réalité.

Les adultes m’évitaient. Les enfants me regardaient, me fixaient comme ils savent si bien le faire. Puis, je les entendais dire : « Maman, tu as vu le petit chien, il est trop mignon ! » Les mères disaient « oui oui » sans se retourner et en accélérant le pas. Poppy était une femelle cocker couleur chocolat trouvée un soir de décembre en fouillant dans une poubelle. Elle gémissait, blottie contre des sacs entassés. Elle avait été jetée là comme une vulgaire barquette de viande dont on se débarrasse.  Elle était si petite, si fragile, ma petite boule de poils. Je pense l’avoir adoptée autant qu’elle m’a adoptée. 

Certaines personnes regardaient Poppy avec pitié, pensant qu’elle était malheureuse, qu’elle devait avoir froid. Mais quel maître « normal » peut offrir à son chien le luxe d’être avec lui toute la journée. Poppy était sûrement moins malheureuse qu’un chien vivant dans un 120m² qu’on laisse seul le temps de sa journée de travail. Un chien n’a pas besoin de connaître votre niveau sur l’échelle sociale ni combien vous avez sur votre compte en banque, ni même si vous avez un, pour vous accorder sa confiance et son amour.  C’était à la fois mon amie, ma confidente, celle qui me donnait le courage et le sourire. Son regard était plus humain que celui de nombreux bipèdes.  Elle était la prunelle de mes yeux. Jusqu’à ce fameux soir…

     J’ai entendu un crissement de pneus, deux portières qui claquent puis des pas pressés. Deux hommes se dirigent vers mon bout de trottoir. Ils foncent droit sur moi. Je suis pétrifiée, incapable de réfléchir et encore moins d’agir. L’un deux s’est baissé et a tiré Poppy à lui.
       -            Qu’est-ce que vous faites ?
       -           T’occupe, a-t-il dit.
    Poppy était toujours reliée à moi par une corde récupérée dans une benne. Voyant que je résistais, ils ont commencé à s’énerver et à me bousculer. Je suis tombée face contre terre et la corde a cédé. Ils allaient emmener Poppy.  Tout tournait autour de moi. La bile remontait dans mon estomac. L’un d’eux l’avait sous le bras. Elle tremblait de peur.
       -          Eh ! Vous n’avez pas le droit. Elle est tout ce qu’il me reste. Je vous en supplie ne faites pas ça !

    Ils ricanaient et m’insultaient. Ils sont montés dans leur voiture aux vitres fumées et ont démarré. Je me suis levée d’un bond et j’ai couru. J’ai frappé de toutes mes forces sur la vitre du conducteur en hurlant. La voiture a accéléré et tout était fini. Mes pieds meurtris et mon visage ensanglanté, je ne les sentais plus. On venait de m’arracher le cœur sans anesthésie.
      -            Mon chien… Ils m’ont volé mon chien. Je le répétais en boucle en me balançant comme un autiste en pleine crise d’angoisse.

   Des passants se sont arrêtés. Tout avait été très vite. Ils se sont figés. Ils ont regardé la scène pour satisfaire leur curiosité et apporter du piment au récit de leur journée lors du repas familial. Ils m’ont pris pour folle. Je les entendais bien, la voix pleine de mépris :  « Si c’est pas malheureux, les ravages de l’alcool, tss ». Ils ne savaient pas que je n’avais jamais bu une goutte.  Je suis abstème.  J’aime bien ce mot savant ça laisse les gens sans voix ou écœurés pensant qu’il s’agit d’une maladie. Rapidement, les badauds se sont dispersés. Ils ont fini par repartir dans leur foyer, au restaurant ou au théâtre ou que sais-je ? Je suis restée là, plus seule que jamais. 

   Quelques jours plus tard, une voix m’a sorti de mes pensées.

       -           Où est donc passé votre adorable petit chien ?
   J’ai levé les yeux. C’était cette dame élégante, pas très jeune, qui s’arrêtait régulièrement pour me parler et qui amenait parfois de quoi nous nourrir. Je ne l’avais pas vue depuis un moment. Ma voix s’est brisée dans un sanglot. J’ai expliqué tant bien que mal, les mots coincés en travers de la gorge. 

        -          Avez-vous porté plainte ?
         A quoi bon, je savais bien que je ne reverrai jamais Poppy et que tout ce que retiendrait la police serait ces 3 lettres gravées sur les rides profondes de mon front. SDF.

        -     Venez m’a-t-elle invitée. Elle s’est baissée difficilement et a attrapé ma main. J’ai rassemblé mes affaires. Nous avons marché jusqu’à une porte d’immeuble en fer forgé. Je l’ai regardée incrédule, n’osant pas franchir la limite de ce monde qui m’était devenu étranger.
       -      Entrez. N’ayez crainte.
L’ascenseur nous a déposées au deuxième. Elle a ouvert la porte.

       -          Je suis seule. Mon mari est décédé il y a deux mois. Posez vos affaires et allez donc vous rafraîchir…  Je vous sors quelques vêtements. Après cela, nous sortirons.
       -         Mais…
       -        Faites-moi confiance. Tout ira bien, a-t-elle dit dans un sourire.
Je n’étais pas du genre à me soumettre à l’autorité mais comment résister à cette femme aux yeux rieurs d’un bleu perçant. Elle transpirait la bonté. Ca ne tournait pas rond chez moi. C’est elle qui aurait dû avoir peur de moi et non l’inverse. 

Moins de deux heures après, nous étions à la SPA.

       -          Bonjour madame, nous souhaiterions adopter une de vos petites merveilles, dit-elle en m’adressant un clin d’œil.
       -         Très bien nous allons voir cela. Il me faudrait une pièce d’identité et un justificatif de domicile. Vous et votre fille avez déjà une idée ? Petit chien, grand chien, mâle ou femelle ?
       « Votre fille ? » avais-je articulé pour moi-même.
       -        Petit… et plutôt une femelle, répondit la vieille dame ayant remarqué mon trouble.
       -       C’est celui-ci que je veux, dis-je en voyant un petit chien chocolat comme l’était Poppy.
    Il agitait la queue en s’approchant du bord de la cage. Je lui ai fait sentir ma main qu’il a léchée avec frénésie  en poussant des petits cris. Elle s’appelait Liberty. Nous avons quitté le refuge. Liberty à un bout de la laisse, moi à l’autre. Un nouveau lien était créé.

       -        Pourquoi faites-vous tout ça pour moi ? Ai-je demandé une fois dans la voiture.
       -       Vous aviez besoin d’un chien.  Pour adopter un animal à la SPA, il faut un domicile. Vous avez le chien, moi de la place. CQFD. Je vous propose au moins d’essayer. Ici, vous serez en sécurité, vous et Liberty.
   J’avais pu vérifier que le chien était le meilleur ami de l’homme (avant on disait que c’était le cheval, mais je vois mal un SDF partager son bout de trottoir avec un équidé!). Je savais maintenant que les chiens avaient également le pouvoir de rapprocher les hommes.

mardi 12 février 2013

Le Papa flou


 


Maman était souvent en retard pour me chercher à la sortie de l’école. Avant c’était Papa qui venait, mais, un jour, ils se sont disputés très fort et Papa n’a plus le droit de me voir maintenant.

 - Théo !

C’était mon prénom, mais je ne me retournais plus en l’entendant depuis le jour où j’avais compris que je n’étais pas le seul à le porter. Dans ma classe, il y avait un Téo. Ca s’écrivait pas pareil mais c’était la même chose à entendre. 

- Théo ! 

J’ai senti une main sur mon épaule. Je me suis retourné. C’était Papa ! Je lui ai sauté dans les bras. Il avait une drôle de tête. C’était tout noir sous ses yeux et son visage était maigre comme si on avait aspiré ses joues. Slurp. Comme j’avais aspiré mes spaghettis à la cantine pour faire rire les copains. 

- On y va.

 Il regardait partout comme s’il cherchait quelqu’un d’autre. Je n’ai pas eu le temps de lui dire que maman m’avait dit qu’il n’avait pas le droit de m’approcher parce qu’il était méchant. Il n’est pas méchant je trouve. C’est lui qui venait m’accompagner au foot le samedi et à midi, il m’emmenait au McDo. Maman m’y emmène jamais alors je me demande si finalement ce n’est pas elle la méchante. 

Il m’a fait monter dans une voiture mais ce n’était pas la même qu’avant. J’ai mis ma ceinture sans qu’il me le demande. Il s’est retourné et m’a souri. 

- Tu es prêt ? On part à la venture.  Je ne savais pas trop ce que c’était mais Papa avait l’air impatient et j’étais content de le revoir.

Il a lâché un bras du volant et a cherché de la main droite quelque chose à l’arrière. Il a sorti un bonnet rose d’un grand sac tout gris.

- Mets-le, a-t-il dit.
- J’ai pas envie ! C’est rose, c’est moche et c’est pour les filles. Je suis pas un zomo. Tu dis toujours que le rose, c’est pour les zomos.
- Enfile-le et ne discute pas.
- C’est pas jute !

Le bonnet grattait sur ma tête comme si j’avais des poux. Maman allait encore me gronder. On a roulé longtemps dans le noir. Papa s’est arrêté sur un parking de supermarché. Il n’y avait plus personne. Il m’a dit de dormir, que la venture reprendrait demain. J’avais pas mon nounours pour dormir alors j’ai un peu eu peur. Quand je me suis réveillé, la nuit était partie et le soleil était à la place. La voiture roulait déjà.
- Tiens, tiens bonhomme. Bien dormi ? Tu as faim ?
- Une faim de petit loup.
- On va s’arrêter. Mais promets-moi de garder ton bonnet. C’est important pour le reste de la venture.
- Ok.

Dans le café, j’ai bu un chocolat chaud et mangé un croissant. 

- Alors petite, on sèche l’école ? A demandé le serveur.
- J’ suis pas une petite !
- Elle n’était pas en forme… a dit Papa
- J’suis pas malade, moi !
Les enfants…

De retour dans la voiture, Papa a allumé la radio. Il parlait d’un petit garçon en levé hier à la sortie de l’école. Un petit Théo.
- Papa, tu as vu encore un garçon avec mon prénom ! Papa n’a rien dit. Il était tout blanc.
Il a éteint la radio et n’a plus rien dit jusqu’à ce que l’on s’arrête de nouveau. 

- Voilà Théo on y est. Tu te rappelles de cette cabane de pêcheur secrète dont je t’avais parlé une fois ? Nous y sommes.

        On y est resté plusieurs jours. Je le sais car il y a eu plusieurs fois la nuit. Au début, c’était marrant et je rigolais bien avec Papa. Puis, j’en ai eu un peu marre. Il faisait froid et noir et il n’y avait pas mes jouets préférés. Heureusement, je pouvais regarder des dessins animés sur la petite télé sans fil. A un moment, j’ai changé de chaîne. 

- Papa, Papa ! Regarde, je suis dans la télé ! 

C’était cool finalement la venture. J’étais devenu une star comme Justin Bieber sauf que je ne chantais pas. Papa est devenu tout blanc comme l’autre jour dans la voiture. Il s’est tenu la tête avant de s’asseoir. Je crois qu’il pleurait. Je ne l’ai jamais vu pleurer. C’était différent de quand je pleurais. Il ne faisait pas de bruit, lui et il était pas tout rouge. Il s’est levé. Il a ouvert la porte. Il s’est dirigé vers la voiture et a pris un carton dans le coffre. Il était plein de bouteilles de ouiski, et de rom. Il a commencé à boire. Maman disait que les gens qui buvaient beaucoup étaient des poireaux. 

 - Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui m’a pris. Il parlait lentement et les mots sortaient bizarrement, pas comme d’habitude.
- Papa, ça va ?
- Arrête de m’appeler Papa tout le temps comme ça !
- Mais Papa…
- Il n’y a plus de Papa, je ne suis pas ton père. Tu entends ! Elle m’a menti cette escalope. Toutes ces années… Je suis vraiment le roi des cons.

Je crois bien qu’il était complètement flou. J’avais peur et j’étais triste. La venture ne me faisait plus rire maintenant. Il s’est mis à ronfler. Il parlait dans son sommeil. Il disait : « je t’aime gamin. Peu importe ton sang ». J’ai fini par m’endormir aussi. Quand je me suis réveillé, Papa avait la bouche ouverte mais il ne parlait pas. Son grand sac gris ouvert en grand était au bout du lit. Je me suis approché de lui pour lui faire un câlin. Ca faisait mal sous mon bras. Il y avait une boîte de médicaments sans les petits ronds blancs dedans.

- Papa ? Tu es malade ?