lundi 29 avril 2013

Le ciel était bleu





En 2001, Liam n’avait que 16 ans. Amy et lui avaient passé des heures et des jours à regarder les images terrifiantes du 11 septembre. Ils étaient scotchés à l’écran de télévision. Les images les hanteraient pendant longtemps. Amy penserait à ces gens qu’elle avait vu sauter des tours pour échapper à l’horreur. Recouverts de poussière et de cendres, les visages avaient tous la même couleur, celle de la terreur. Elle revoyait cet adolescent, des béquilles sous le bras, qui rentrait chez lui parmi des milliers de personnes. Les images aériennes montraient la statue de la Liberté arborant fièrement sa torche face à Manhattan engloutie sous la fumée. Ils voyaient les mêmes images à longueur de journée. Ils ne pouvaient s’en détacher. Ils attendaient des réponses. Pourquoi et comment pouvait-on faire ça ? Même le pire scénario de film catastrophe n’aurait pu envisager une telle histoire. Ils étaient définitivement sevrés de ce genre cinématographique. La réalité était bien pire que la fiction. Comment pouvait-on inventer des catastrophes pour le cinéma alors qu’il y en avait déjà bien assez dans le monde réel. Comment pouvait-on se divertir avec de l’horreur ? Ici, il n’y aurait pas de générique de fin. On ne rallumerait pas les lumières. Il n’y aurait pas le bruit du pop-corn que l’on écrase en quittant la salle. On ne rentrerait pas chez soi en continuant de vivre comme si de rien n’était. Tout était bien réel, trop réel. La météo avait annoncé un très beau mardi. Le ciel était d’un bleu intense, sans nuage. Le soleil brillait et la laideur n’en était que plus insupportable.

Liam avait une tache de naissance sous l’œil gauche. Elle ressemblait à une larme rose qui n’aurait jamais coulé, qui aurait voulu rebrousser chemin jusqu’à sa source et qui se serait figée. Un chagrin avorté ou une nostalgie toujours latente, selon les interprétations. Ce 11 septembre, de vraies larmes coulaient sur ses joues. Ce jour-là, Liam avait déjà pris sa décision. 

Quelques années après, Amy et Liam avaient fini le lycée. Ils s’étaient mariés jeunes. Ils s’étaient engagés devant Dieu, et une assemblée pomponnée à l’excès, à s’aimer jusqu’à ce que la mort les sépare, comme il est coutume de dire. Liam était une personne en qui elle avait toute confiance, un homme de paroles. Peu de temps après leur mariage, il s’engageait de nouveau. Il rejoignait l’armée américaine. On disait « épouser l’uniforme ». Voilà donc qu’il la trompait et convolait en seconde noces avec la plus terrible des concurrentes. Elle avait à peine eu le temps de se faire à cette idée, que le départ était déjà pour le lendemain.

-          Ne pars pas, je t’en prie !
-          Amy… Je reviendrai. Dieu me protégera, avait-il dit dans un sourire.
-          Comme il a protégé les milliers de victimes du World Trace Center ? La phrase était sortie malgré elle.
-          Je suis né sous une bonne étoile, la preuve je t’ai rencontrée. Tout ira bien.

« Tout ira bien ». Il avait de nouveau répété ces trois mots sur le perron en partant le lendemain. La nuit, elle se réveillait en sursaut en criant son prénom. Fébrile, elle allumait la télé sur les chaînes d’info, elle consultait Internet pour voir ce qu’il se passait là où il se trouvait. Le cœur battant de plus en plus vite lorsqu’elle entendait le mot « Afghanistan » dans la bouche des journalistes. Chaque jour, la rapprochait un peu plus de son retour. Certains de ses frères d’armes revenaient blessés physiquement, parfois gravement. Le plus difficile était de voir de jeunes hommes complètement détruits intérieurement. Elle se demandait comment l’on faisait pour vivre avec quelqu’un qui était devenu un étranger pour sa propre famille et pour lui-même. Elle tentait de se persuader qu’il reviendrait comme avant, qu’ils seraient plus forts tous les deux et que tout irait bien comme il le lui avait laissé entendre. Il avait déjà vécu la perte de sa sœur, morte d’une leucémie avant son treizième anniversaire. Il était d’une famille d’origine irlandaise, catholique. La foi l’aidait à tenir. Amy ne priait Dieu que pour des causes bien futiles. Pour ne pas être en retard, pour retrouver son chemin lorsque son sens de l’orientation lui jouait des tours et même, pour qu’il y ait encore cette jolie robe qu’elle ne s’était pas décidée à acheter la première fois, mais qu’il lui fallait soudainement. Elle priait un Dieu à la carte, l’oubliant le reste du temps.
 
Parfois à la radio, elle entendait ce tube repris par le groupe Status Quo. Ils étaient à peine nés lorsqu’il avait envahi les ondes, mais il était toujours d’actualité et il prenait tout son sens depuis le départ de Liam.

                « You’ll be the hero of the neighbourhood,
   Noboby knows that you left for good
   You’re in the army now »

Elle était fière qu’il se batte pour leur pays et c’est ce qu’il avait voulu. Demain, cela ferait exactement 8 mois qu’il était parti. Demain, April viendrait la chercher pour une soirée entre filles. Avant Liam et Amy sortaient souvent avec April et Joshua. C’était avant la guerre. Joshua était lui aussi parti en Afghanistan. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

Le lendemain, elle était dans la salle de bains en train d’appliquer son mascara lorsqu’elle entendit sonner à la porte. La surprise l’avait fait déraper et voilà qu’elle avait un trait noir jusqu’à l’oreille droite. Tant pis, elle règlerait ça une fois qu’elle aurait ouvert à April.

-          J’arriiiiive Apriiiil, cria-t-elle en descendant l’escalier l’air hilare en pensant à ce trait de mascara qui lui barrait la joue.

Une fois le verrou de la porte débloqué, la poignée abaissée, elle ouvrit la porte mais ce n’était pas April. Elle fut aveuglée par le soleil qui se reflétait sur les boutons des uniformes des deux hommes situés devant elle. Ils tenaient leur couvre-chef entre leurs mains. Les gens en uniforme ne viennent jamais pour une bonne nouvelle.

-          Non, non, non, non, dit-elle en appuyant ces syllabes de mouvements de tête.
-          Mrs Spencer… entame gravement l’un d’eux.

                De la suite, elle n’entendit que… attaque… bombe…explosion…décédé. Elle sentit son corps s’enfoncer dans des sables mouvants de douleur. Au second plan de cette scène tragique, elle vit April se garer et sortir de sa voiture. Elle laissa la portière ouverte, les clés sur le contact, l’alarme de la voiture se déclencha, son sac lui tomba des mains et elle se précipita vers Amy. En ce 12 août 2005, il faisait beau. Trop beau pour mourir. Veuve, elle était veuve à seulement 20 ans. La veille, elle avait fait une manucure. Voilà à quoi elle pensait alors qu’on lui annonçait que son mari était mort. Elle voulait bien s’arracher les ongles un par un si ça le faisait revenir ne serait-ce qu’un instant. Ses ongles manucurés d’un blanc stupide resteraient à jamais liés à ce terrible moment. Elle n’avait pas encore perdu l’habitude de  faire tourner son alliance dans le sens des aiguilles d’une montre à l’aide son pouce. C’était un geste de jeune mariée, disait-on. 

Elle ne le verrait plus que sur des photos et sur des films de famille. Elle ne toucherait plus sa peau, elle ne sentirait plus son parfum, ni son souffle et sa présence lorsque elle s’endormirait. On lui rendrait le drapeau tricolore, le Stars and Stripes. La bonne étoile dont il lui avait parlé n’était qu’une étoile filante. Pendant un moment, elle composerait le numéro de son téléphone portable. Elle écouterait sa voix sur son répondeur. « Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Liam. Je ne suis pas disponible pour le moment. Laissez-moi un message et je vous rappellerai. A bientôt. Biiiip.». Elle raccrocherait et réécouterait en boucle. « Je ne suis pas disponible pour le moment », disait-il. C’était ça, elle allait se réveiller et il allait revenir se dirait-elle dans un premier temps. Plus tard, elle viendrait se recueillir sur sa tombe. Une simple stèle blanche parmi des milliers d’autres située dans le cimetière national d’Arlington. Une nécropole comptant près de 300 000 victimes. Des hommes et des femmes qui avaient approché de trop près le mot « guerre ». Des frères et sœurs d’armes  réunis là où l’herbe tristement verte était nourrie par des générations de larmes. Dans ce lieu, les tombes poussaient aussi rapidement que les mauvaises herbes dans un jardin. Parmi elles, Liam, mort dans la fleur de l’âge. 20 ans à jamais.

lundi 8 avril 2013

Ma petite grande soeur



Comme beaucoup de petites sœurs, j’avais une admiration sans borne pour mon aînée. C’était mon modèle, mon héroïne, la plus belle de toutes. Un jour, j’ai compris qu’elle était différente. On me l’a fait comprendre. 

-          C’est toi la sœur de la mongolienne ? m’avait demandé un grand dans la cour de récréation.

Je ne savais pas ce que voulait dire « mongolienne », j’avais répondu « oui » dans le doute, puisqu’il valait toujours mieux avouer les choses. C’est ce que Maman disait quand j’avais fait une bêtise et que je m’en mordais les doigts. Faute avouée est à moitié pardonnée. Maman avait toujours un proverbe sur le bout de la langue, prêt à surgir dans n’importe quelle situation. Suite à mon petit « oui », le garçon s’en était allé rejoindre ses copains en rigolant dans sa moustache qui n’avait pas encore poussée. Il avait tapé dans les mains de ses copains, fier de lui. Cette simple question allait changer beaucoup dans ma vie et si peu dans la sienne. 

                En rentrant, je jetais mon cartable et ma veste au pied de l’escalier, prête à attaquer le goûter. Maman était dans la cuisine. Ni une, ni deux, je lui demandais :

-          Maman, c’est quoi une mongolienne ?
-          Lola, tu ne dois jamais parler de ta sœur comme ça, tu m’entends, jamais !
-          Mais…

Quand sa colère fut un peu passée elle m’expliqua que ce mot était une insulte horrible et que les gens comme ma sœur on devait les appeler  trisomiques. « Comme ma sœur », je ne voyais pas bien ce qu’elle entendait par là. Ma sœur était unique et je ne voyais pas pourquoi il fallait l’appeler ainsi alors qu’elle avait un joli prénom. Elle s’appelait Lucie, même si moi je l’appelais toujours Lulu. Elle me dit alors que Lulu était différente. Elle avait un chromosome en plus.  C’était un peu mystérieux cette histoire de chromosome. J’avais toujours pensé que c’était mieux d’avoir un truc en plus, ça la rendait encore plus cool à mes yeux. Apparemment, il y avait des exceptions et, ce truc en plus était considéré comme un handicap. Pourquoi y avait-il toujours des exceptions dans la vie ? En orthographe, il y en avait aussi, beaucoup trop même. J’avais bien retenu que l’on disait un cheval-des chevaux et qu’il fallait dire un carnaval-des carnavals. Il y en avait des tonnes comme ça.

Lulu et moi avions deux ans d’écart. Je faisais tout comme elle, jusqu’au jour où je sus en faire plus et que, ce fut à son tour de tenter de m’imiter, sans pouvoir me suivre. A quatre ans, j’ai su faire du vélo sans petites roues et j’étais très fière. Lulu a gardé les siennes. A l’école, je passais dans la classe supérieure en évitant les pièges comme on avançait sur un plateau de jeu de l’oie. Le dé m’était favorable.  Lulu avait eu du mal à apprendre à écrire son nom. Depuis, elle avait beaucoup progressé. Elle était la tortue de la fable de La Fontaine ; elle avançait doucement mais sûrement. Depuis que j’avais découvert cette drôle d’histoire, je l’appelais Lulu la tortue. Elle aimait bien ça.  

Je n’aimais pas que les gens la regardent lorsque nous étions ensemble dans la rue. Une fois, un garçon d’au moins 16 ans s’était même pris un poteau en la regardant. Ça m’avait beaucoup fait rire et j’avais remercié ce poteau qui avait rendu la monnaie de sa pièce à ce mal élevé.  J’espérais que ça lui servirait de leçon. Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde répétait toujours qu’elle était différente, ni même comment les gens le savaient. Tout le monde est différent, à part les vrais jumeaux et encore, j’arrive bien à distinguer qui est Leïla et qui est Samia, alors que la maîtresse se trompe au moins une fois par jour.  Il y avait des blonds, des bruns, des roux, des noirs, des blancs, des jaunes, des grands, des petits, des chauves, des gros, des maigres. Pourquoi se retournait-on toujours sur ma sœur ? 

Lulu était brune aux yeux noirs. On aurait dit qu’elle souriait tout le temps avec ses petits yeux. Parfois, elle boudait mais ça ne durait jamais longtemps, car on lui manquait trop. Elle revenait alors comme si de rien n’était. Je trouvais qu’elle ressemblait à la petite Inuite du livre que Maman nous lisait avant de nous coucher. 

-          J’suis pas une Inuite, j’suis une tortue, avait-elle dit en fronçant les sourcils.
-          Une tortue inuite ? avait proposé Maman.
-          Tu dis n’importe quoi. Y a pas de tortue au pôle Nord, d’abord ! avait râlé Lulu.
-          Si. Et sa carapace est un bloc de neige, comme un igloo avais-je poursuivi.
-          Allez les filles, on dort maintenant.

Maman remontait nos couvertures et déposait un baiser sur notre front. Lulu s’accrochait au cou de Maman et la serrait de toutes ses forces avant de se retourner d’un bond et de porter son pouce droit à la bouche. Moi, je n’avais plus le droit de sucer mon pouce. On me disait « tu n’es plus un bébé ». Lulu gardait un esprit d’enfant mais on ne lui disait rien. Elle ne savait pas qu’à son âge, normalement, il y avait des choses qu’on ne faisait plus. Ma sœur voulait toujours faire des bisous à tout le monde ou serrer les gens dans ses bras. Un jour, elle avait été mordue par un chien. Elle avait voulu faire un câlin à cette peluche sur pattes qui n’avait pas beaucoup apprécié cet élan d’affection de la part d’une inconnue. Maman était aussi confuse que la propriétaire du chien. Heureusement, il y avait eu bien plus de peur que de mal.

J’avais été gênée quand elle s’était carrément jetée sur mon amoureux secret à une fête d’anniversaire. Elle se moquait des bonnes manières ou de ce que les autres pouvaient bien penser d’elle. Lulu était un vrai clown, elle faisait beaucoup rire mes copines. Elle disait qu’elle voulait être actrice quand elle serait grande. Elle signait des autographes sur des post-it  roses qu’elle collait un peu partout et décollait pour offrir aux invités. Elle en avait même donné un au facteur venu proposer le calendrier que l’on rangeait dans un tiroir et qu’on ne regardait jamais alors qu’on avait mis trois heures à choisir entre le paysage ou les petits chats. Lulu voulait toujours celui avec le paysage et moi avec les animaux. Maman disait que c’était chacune notre tour de choisir mais ça faisait deux fois de suite qu’on avait eu un paysage. Je m’étais encore fait avoir.

Lorsque les gens ne savaient pas quoi dire, ils disaient que Lulu était attachante. Dans ma tête, je pensais qu’elle était parfois attachiante, mais chiante faisait partie de la liste des mots interdits à la maison. S’ils nous échappaient, il fallait mettre une pièce dans une tirelire en forme de boîte aux lettres rouge assortie à la cabine téléphonique que l’on voit dans Harry Potter. Je surveillais ce que je disais, car j’économisais mes sous pour acheter un petit lapin avec des grandes oreilles tombantes. Il allait falloir convaincre Maman, mais en général, elle ne résistait pas longtemps aux talents de comédienne de Lulu et puis moi, je faisais les yeux suppliants du chat potté de Shrek. On avait une technique imparable Lulu et moi.

J’avais demandé à maman pourquoi il n’y avait pas plus de gens comme Lulu. Elle m’avait répondu que c’était compliqué, que les gens ne pouvaient pas toujours assumer d’avoir un enfant trisomique, que je comprendrai quand je serai plus grande. Pour moi, ce qui était rare était précieux et je me trouvais chanceuse d’avoir une sœur comme elle.  Des fois, j’imaginais comment ça aurait été sans Lulu. Je dois quand même avouer que j’aurais bien aimé être enfant unique. J’aurais pu manger les trois Kinder surprise de la boîte, j’aurais eu une chambre à moi toute seule, Papa serait peut être resté avec nous. Mais la vie aurait été moins drôle sans Lulu. Maman m’avait dit que Lucie ça voulait dire « lumière ». Je comprenais bien pourquoi elle lui avait choisi ce prénom. Lucie était notre petite bougie que rien ne pouvait éteindre. Elle était peut être différente mais elle faisait toute la différence.