Nina, sa
petite sœur, lui en voudrait sûrement jusqu’à la fin de sa vie, mais tant pis,
Grégoire ne pouvait pas manquer LA soirée de l’année. Elle se déroulait le même
jour que le spectacle de danse dans lequel Nina avait la vedette. La fameuse
soirée se passait chez Luke. Luc c’était ringard et surtout, lu dans l’autre
sens, ça entraînait un tas de moqueries. Mais Luke, ça n’avait rien à voir. C’était
le summum de la coolitude. Un prénom de super héros ou de série des années 90.
Luke avait un visage angélique assorti d’un tempérament de bad boy. Si on avait
fait des statistiques ou mis des micros partout dans le lycée, il aurait été en
tête des sujets de conversations. Il alimentait les fantasmes des filles, de la
seconde à la terminale. C’était le plus cool et surtout le plus âgé. Précisons
qu’il avait trois ans de retard et quatre de plus que Grégoire. Il avait
redoublé une fois en primaire, puis la sixième et la seconde. Il venait en
voiture au lycée et ça aussi, ça impressionnait les filles. A midi, il emmenait
ses potes ou une de ses conquêtes faire un tour. Ils allaient au Mcdo, mangeaient
un kebab ou une pizza. Les autres attendaient en file compacte et bruyante
qu’une employée du self leur signale leur tour d’un mouvement de tête. Il
fallait alors choisir entre du poisson pané qui semblait n’avoir jamais vécu
dans l’eau ou des spaghettis à la bolognaise formant une bouillie d’une couleur
peu engageante.
Grégoire avait
dit qu’il viendrait au spectacle de danse de sa sœur en sachant au fond de
lui-même qu’il n’en était pas question. Il avait une chance d’approcher au plus
près l’univers du fameux Luke, il n’allait pas la sacrifier pour voir des
gamines en tutu effectuer deux ou trois sauts sur une musique soporifique, même
si l’une d’elles était sa petite sœur. Il l’aimait bien, mais il y avait des
limites. Il avait réfléchi à une excuse et après examen, avait opté pour ce qui
lui paraissait être la meilleure solution. Le jour venu, il aurait un mal
inconnu et soudain qui le clouerait au lit jusqu’à ce que le reste de la
famille franchisse la porte d’entrée et que les portières claquent par trois
fois. Peut-être même qu’il mettrait le stratagème en place la veille au soir en
disant « je vais me coucher » peu après le repas. Il pourrait
également sauter le dîner pour plus de crédibilité. Cela interrogerait ses
parents puisque ce n’était pas dans ses habitudes et qu’ils lui reprochaient
sans cesse de se mettre au lit trop tardivement. Il trouvait ça stupide de
devoir passer un tiers de sa vie à dormir alors qu’il pouvait faire tellement
de choses. Il avait un tas de jeux vidéo à finir et tant de séries à voir sur
Internet avant qu’elles ne soient diffusées à la télé. Lorsqu’il ne pouvait
attendre que les épisodes soient sous-titrés, il les regardait en version
originale ce qui lui avait valu d’incroyables progrès en anglais et la pleine
satisfaction de sa prof qui pensait avoir sauvé une brebis bien mal engagée.
S’il suivait
ce plan, ses parents verraient qu’il n’allait pas bien et ils n’auraient pas de
mal à avaler son mensonge. Il aurait pu faire comme Elliott dans E.T. et
plaquer le thermomètre sous une lampe pour montrer qu’il avait une fièvre de
cheval, mais il avait tellement vu et parlé de ce film que l’astuce était connue
de tout son entourage. Non, il allait devoir se montrer convaincant ou plutôt
calme, très calme, ralentir son débit de paroles comme si sa langue pesait trop
lourd pour pouvoir articuler normalement.
Le jour venu,
tout fonctionna parfaitement. Une fois ses parents et sa sœur partis, Grégoire
se rua hors de son lit et fonça chez Luke pour une soirée qui s’annonçait
mémorable.
Pendant ce
temps-là, dans une salle des fêtes, sa mère applaudissait à en avoir mal aux
mains. Son bébé sur scène, quelle fierté !
La première fois qu’elle l’avait vue danser, elle s’était dit que sa
fille était vraiment meilleure que les autres, mais il aurait été étrange pour une
mère de penser le contraire, non ? Le professeur lui avait assuré qu’elle
était vraiment douée et qu’elle irait loin si elle gardait la même discipline.
Son père, de son humour particulier, avait répondu : « pas trop loin
j’espère ». Son épouse l’avait regardé d’un air désapprobateur alors qu’il
riait à sa propre blague.
Dans quelques
minutes, un voisin sonnera à la porte d’un appartement bourgeois du XVIe
arrondissement de Paris. Il y avait vraiment trop de bruit au-dessus de sa
tête. Il voudra parler au propriétaire des lieux. On désignera Luke,
complètement déchiré, tentant d’ajouter des mots à ses gestes désordonnés
adressés à une fille perchée sur de hauts talons. Il demandera à l’un des
invités de baisser le son et renverra le voisin qui, en redescendant
l’escalier, cherchera déjà un moyen de rendre la monnaie de leur pièce à ces
jeunes sans-gênes. La fête se terminera. Ils rentreront chez eux en parlant et
riant fort dans les couloirs puis dans les rues. Certains vomiront un
trop-plein d’alcool sur les trottoirs déserts que les lève-tôt fouleront dans
une poignée de minutes. Luke fermera la porte sur le dernier invité. Puis, il
ira vider sa vessie avant de dormir jusqu’à ce que la nuit revienne. En ouvrant
la porte de la salle de bains, il y aura une résistance. Quelque chose de
l’autre côté l’empêchera de l’ouvrir complètement. Il y mettra tout son poids
et entendra un bruit sourd. L’accès une fois libéré, il entrera et constatera
que ce n’était pas quelque chose mais quelqu’un qui bloquait le passage. Il
rira en se soulageant dans les toilettes. « Tu en tiens une bonne,
mec », commentera-il avant de repartir vers sa chambre et de s’effondrer
sur son lit. Lorsqu’il se réveillera des heures après avec une sacrée gueule de
bois, il retournera dans la salle de bains fouiller l’armoire à pharmacie à la
recherche d’une aspirine ou de n’importe quoi qui puisse atténuer ce tambour
qui cogne dans son crâne. Les spots au plafond lui brûleront la rétine. En
refermant l’armoire, il le verra à travers le miroir. Encore là. Sur le sol.
Cette fois, Luke ne plaisantera
plus. Il le secouera. En vain. Il cherchera son prénom dans sa mémoire.
Gaëtan ? Non. Gregory, peut-être ? Un prénom en G.
Entre temps, ses
parents et sa sœur rentreront. Sa mère ira dans sa chambre prendre des
nouvelles du malade. Elle trouvera un mot de son écriture en patte de mouche :
« Papa, Maman, je suis sorti. Ne dites rien à Nina, je sais qu’elle m’en
veut déjà de ne pas être venu ce soir. Je vous expliquerai ». Elle
l’appellera plusieurs fois, mais son téléphone sera sur répondeur. Cela voulait
dire « ne pas déranger ». Elle l’imaginera alors dans les bras de
Chloé, sa copine, ignorant qu’elle l’avait quitté lorsqu’elle l’avait découvert
dans les bras - façon de parler - d’une autre dans une soirée. Il lui avait
affirmé qu’il ne s’en souvenait pas. Il faut dire qu’il planait, cette nuit-là.
-
Vas-y essaye ça. Tu vas voir, ça va te mettre
dans un état. Tu ne regretteras pas le voyage.
C’était ce
qu’on lui avait dit la première fois. Il n’en avait pas fallu beaucoup plus
pour le convaincre. Il s’était souvenu de la fois où, dans une librairie
d’occasion, il avait cherché « Le Bourgeois gentilhomme » qui
figurait au programme de français. Au milieu du rayon théâtre, un livre avait
attiré son attention. Il n’y avait pas d’auteur mentionné sur la tranche ni sur
la couverture. Simplement « L’Herbe bleue ». Quelqu’un l’avait glissé là entre « Les
femmes savantes » et « Les Précieuses ridicules ». Comme un
message laissé à celui qui le trouverait. Une bouteille à la mer dans un océan
de noms et de pages. Il n’avait pas assez d’argent pour acheter les deux. Il
avait besoin de l’un et il lui fallait l’autre. Il avait regardé à gauche puis
à droite et avait glissé le livre entre son ventre et son jean. Il avait rendu
un sourire fuyant à la caissière qui lui souhaitait « une bonne
lecture ». Quelques mètres après la librairie, il libéra l’objet de son
délit qui commençait à lui rentrer dans la peau. Tant pis pour les aventures de
Monsieur Jourdain qu’il devait lire pour la première heure de cours du lundi.
Dès les premières lignes, il fut happé par le récit de cette fille de 15 ans
devenue accro à trois lettres : LSD. Le livre à la main, il s’engouffra
dans le métro. Plusieurs fois, il fut poussé, secoué par des voyageurs prompts
à se rompre le cou pour monter dans un métro dont les portes se refermaient
déjà. C’était comme ça, il fallait absolument y monter même si le prochain était
dans à peine 2 minutes. Il connaissait le trajet par cœur, il n’avait pas
besoin de lever les yeux de son livre. Il trouva une place assise dans une
voiture surchauffée et pourtant, il se mit à frissonner. Il rata son arrêt,
mais ne s’en rendit pas compte. Il ne s’arrêta de lire qu’à de rares moments,
pour reprendre son souffle. Le récit lui prenait aux tripes. Il versa même
quelques larmes ; celles qu’il retenait devant ses copains et surtout,
devant les filles. Le livre terminé, il le garda entrouvert, serré entre ses
doigts à en avoir des fourmis. Il se fit la promesse de ne jamais toucher à la
drogue. Il avait 13 ans et il était le seul témoin de ce serment. Il le brisa à
17 ans en entamant ce voyage qui prit fin sur le carrelage glacé de la salle de
bains de Luke.