mercredi 16 octobre 2013

Une soirée mémorable






Nina, sa petite sœur, lui en voudrait sûrement jusqu’à la fin de sa vie, mais tant pis, Grégoire ne pouvait pas manquer LA soirée de l’année. Elle se déroulait le même jour que le spectacle de danse dans lequel Nina avait la vedette. La fameuse soirée se passait chez Luke. Luc c’était ringard et surtout, lu dans l’autre sens, ça entraînait un tas de moqueries. Mais Luke, ça n’avait rien à voir. C’était le summum de la coolitude. Un prénom de super héros ou de série des années 90. Luke avait un visage angélique assorti d’un tempérament de bad boy. Si on avait fait des statistiques ou mis des micros partout dans le lycée, il aurait été en tête des sujets de conversations. Il alimentait les fantasmes des filles, de la seconde à la terminale. C’était le plus cool et surtout le plus âgé. Précisons qu’il avait trois ans de retard et quatre de plus que Grégoire. Il avait redoublé une fois en primaire, puis la sixième et la seconde. Il venait en voiture au lycée et ça aussi, ça impressionnait les filles. A midi, il emmenait ses potes ou une de ses conquêtes faire un tour. Ils allaient au Mcdo, mangeaient un kebab ou une pizza. Les autres attendaient en file compacte et bruyante qu’une employée du self leur signale leur tour d’un mouvement de tête. Il fallait alors choisir entre du poisson pané qui semblait n’avoir jamais vécu dans l’eau ou des spaghettis à la bolognaise formant une bouillie d’une couleur peu engageante.

Grégoire avait dit qu’il viendrait au spectacle de danse de sa sœur en sachant au fond de lui-même qu’il n’en était pas question. Il avait une chance d’approcher au plus près l’univers du fameux Luke, il n’allait pas la sacrifier pour voir des gamines en tutu effectuer deux ou trois sauts sur une musique soporifique, même si l’une d’elles était sa petite sœur. Il l’aimait bien, mais il y avait des limites. Il avait réfléchi à une excuse et après examen, avait opté pour ce qui lui paraissait être la meilleure solution. Le jour venu, il aurait un mal inconnu et soudain qui le clouerait au lit jusqu’à ce que le reste de la famille franchisse la porte d’entrée et que les portières claquent par trois fois. Peut-être même qu’il mettrait le stratagème en place la veille au soir en disant « je vais me coucher » peu après le repas. Il pourrait également sauter le dîner pour plus de crédibilité. Cela interrogerait ses parents puisque ce n’était pas dans ses habitudes et qu’ils lui reprochaient sans cesse de se mettre au lit trop tardivement. Il trouvait ça stupide de devoir passer un tiers de sa vie à dormir alors qu’il pouvait faire tellement de choses. Il avait un tas de jeux vidéo à finir et tant de séries à voir sur Internet avant qu’elles ne soient diffusées à la télé. Lorsqu’il ne pouvait attendre que les épisodes soient sous-titrés, il les regardait en version originale ce qui lui avait valu d’incroyables progrès en anglais et la pleine satisfaction de sa prof qui pensait avoir sauvé une brebis bien mal engagée.

S’il suivait ce plan, ses parents verraient qu’il n’allait pas bien et ils n’auraient pas de mal à avaler son mensonge. Il aurait pu faire comme Elliott dans E.T. et plaquer le thermomètre sous une lampe pour montrer qu’il avait une fièvre de cheval, mais il avait tellement vu et parlé de ce film que l’astuce était connue de tout son entourage. Non, il allait devoir se montrer convaincant ou plutôt calme, très calme, ralentir son débit de paroles comme si sa langue pesait trop lourd pour pouvoir articuler normalement.

Le jour venu, tout fonctionna parfaitement. Une fois ses parents et sa sœur partis, Grégoire se rua hors de son lit et fonça chez Luke pour une soirée qui s’annonçait mémorable.

Pendant ce temps-là, dans une salle des fêtes, sa mère applaudissait à en avoir mal aux mains. Son bébé sur scène, quelle fierté !  La première fois qu’elle l’avait vue danser, elle s’était dit que sa fille était vraiment meilleure que les autres, mais il aurait été étrange pour une mère de penser le contraire, non ? Le professeur lui avait assuré qu’elle était vraiment douée et qu’elle irait loin si elle gardait la même discipline. Son père, de son humour particulier, avait répondu : « pas trop loin j’espère ». Son épouse l’avait regardé d’un air désapprobateur alors qu’il riait à sa propre blague.

Dans quelques minutes, un voisin sonnera à la porte d’un appartement bourgeois du XVIe arrondissement de Paris. Il y avait vraiment trop de bruit au-dessus de sa tête. Il voudra parler au propriétaire des lieux. On désignera Luke, complètement déchiré, tentant d’ajouter des mots à ses gestes désordonnés adressés à une fille perchée sur de hauts talons. Il demandera à l’un des invités de baisser le son et renverra le voisin qui, en redescendant l’escalier, cherchera déjà un moyen de rendre la monnaie de leur pièce à ces jeunes sans-gênes. La fête se terminera. Ils rentreront chez eux en parlant et riant fort dans les couloirs puis dans les rues. Certains vomiront un trop-plein d’alcool sur les trottoirs déserts que les lève-tôt fouleront dans une poignée de minutes. Luke fermera la porte sur le dernier invité. Puis, il ira vider sa vessie avant de dormir jusqu’à ce que la nuit revienne. En ouvrant la porte de la salle de bains, il y aura une résistance. Quelque chose de l’autre côté l’empêchera de l’ouvrir complètement. Il y mettra tout son poids et entendra un bruit sourd. L’accès une fois libéré, il entrera et constatera que ce n’était pas quelque chose mais quelqu’un qui bloquait le passage. Il rira en se soulageant dans les toilettes. « Tu en tiens une bonne, mec », commentera-il avant de repartir vers sa chambre et de s’effondrer sur son lit. Lorsqu’il se réveillera des heures après avec une sacrée gueule de bois, il retournera dans la salle de bains fouiller l’armoire à pharmacie à la recherche d’une aspirine ou de n’importe quoi qui puisse atténuer ce tambour qui cogne dans son crâne. Les spots au plafond lui brûleront la rétine. En refermant l’armoire, il le verra à travers le miroir. Encore là. Sur le sol.

Cette fois, Luke ne plaisantera plus. Il le secouera. En vain. Il cherchera son prénom dans sa mémoire. Gaëtan ? Non. Gregory, peut-être ? Un prénom en G.

Entre temps, ses parents et sa sœur rentreront. Sa mère ira dans sa chambre prendre des nouvelles du malade. Elle trouvera un mot de son écriture en patte de mouche : « Papa, Maman, je suis sorti. Ne dites rien à Nina, je sais qu’elle m’en veut déjà de ne pas être venu ce soir. Je vous expliquerai ». Elle l’appellera plusieurs fois, mais son téléphone sera sur répondeur. Cela voulait dire « ne pas déranger ». Elle l’imaginera alors dans les bras de Chloé, sa copine, ignorant qu’elle l’avait quitté lorsqu’elle l’avait découvert dans les bras - façon de parler - d’une autre dans une soirée. Il lui avait affirmé qu’il ne s’en souvenait pas. Il faut dire qu’il planait, cette nuit-là.

-          Vas-y essaye ça. Tu vas voir, ça va te mettre dans un état. Tu ne regretteras pas le voyage.

C’était ce qu’on lui avait dit la première fois. Il n’en avait pas fallu beaucoup plus pour le convaincre. Il s’était souvenu de la fois où, dans une librairie d’occasion, il avait cherché  « Le Bourgeois gentilhomme » qui figurait au programme de français. Au milieu du rayon théâtre, un livre avait attiré son attention. Il n’y avait pas d’auteur mentionné sur la tranche ni sur la couverture. Simplement « L’Herbe bleue ».  Quelqu’un l’avait glissé là entre « Les femmes savantes » et « Les Précieuses ridicules ». Comme un message laissé à celui qui le trouverait. Une bouteille à la mer dans un océan de noms et de pages. Il n’avait pas assez d’argent pour acheter les deux. Il avait besoin de l’un et il lui fallait l’autre. Il avait regardé à gauche puis à droite et avait glissé le livre entre son ventre et son jean. Il avait rendu un sourire fuyant à la caissière qui lui souhaitait « une bonne lecture ». Quelques mètres après la librairie, il libéra l’objet de son délit qui commençait à lui rentrer dans la peau. Tant pis pour les aventures de Monsieur Jourdain qu’il devait lire pour la première heure de cours du lundi. Dès les premières lignes, il fut happé par le récit de cette fille de 15 ans devenue accro à trois lettres : LSD. Le livre à la main, il s’engouffra dans le métro. Plusieurs fois, il fut poussé, secoué par des voyageurs prompts à se rompre le cou pour monter dans un métro dont les portes se refermaient déjà. C’était comme ça, il fallait absolument y monter même si le prochain était dans à peine 2 minutes. Il connaissait le trajet par cœur, il n’avait pas besoin de lever les yeux de son livre. Il trouva une place assise dans une voiture surchauffée et pourtant, il se mit à frissonner. Il rata son arrêt, mais ne s’en rendit pas compte. Il ne s’arrêta de lire qu’à de rares moments, pour reprendre son souffle. Le récit lui prenait aux tripes. Il versa même quelques larmes ; celles qu’il retenait devant ses copains et surtout, devant les filles. Le livre terminé, il le garda entrouvert, serré entre ses doigts à en avoir des fourmis. Il se fit la promesse de ne jamais toucher à la drogue. Il avait 13 ans et il était le seul témoin de ce serment. Il le brisa à 17 ans en entamant ce voyage qui prit fin sur le carrelage glacé de la salle de bains de Luke.