lundi 25 novembre 2013

Le Vieux Chat et les Souris







Maintenant que leurs enfants étaient grands, Léon et Esther en profitaient pour s’offrir des week-ends à deux, loin de la ville et du rush de la semaine. Parfois, l’un des enfants appelait pour savoir où était rangé l’appareil à raclette ou parce qu’il ne retrouvait pas ce boxer –celui qui lui portait bonheur- qu’il avait absolument besoin de mettre pour son match de foot du lendemain.

Cette fois, ils étaient finalement heureux de constater que dans le gîte qu’ils avaient choisi, il n’y avait pas de réseau et que leur téléphone aurait lui aussi un repos bien mérité. Le lendemain, après le petit-déjeuner, ils prirent la voiture. Un guide et une carte de la région étaient posés au-dessus de la boîte à gants. Le soleil brillait, il faisait déjà très chaud. Ils avaient toute la journée devant eux. Lorsque Léon mit le contact, la radio s’alluma. Ils tombèrent sur le flash info de 10 heures. Une voix sans émotion, annonça un énième fait divers. La nuit dernière, un vieil homme à bout de nerfs avait ouvert le feu sur une bande de jeunes dans une cité de la banlieue parisienne avant de retourner l’arme contre lui. Un jeune avait perdu la vie et un autre, gravement blessé, avait été transporté à l’hôpital dans un état critique. Voilà. C’était tout. Il fallait enchaîner avec la météo qui annonçait qu’il faisait beau et chaud partout. Mari et femme sursautèrent en apprenant que cela avait eu lieu dans le quartier nord de la ville située à côté de la leur.

Des voisins témoignaient et parlaient de ce vieil homme vivant seul dans une petite maison perdue au milieu de barres d’habitations.  C’était l’incompréhension et l’effroi. Dans la voiture, Esther n’avait pas eu besoin de regarder son mari pour savoir à quoi il pensait. Ce vieil homme dont on parlait était Ferdinand, le père de Léon. Tout coïncidait. Léon ne l’avait pas vu depuis ses 13 ans. A cette époque, Ferdinand avait été muté en métropole. Alphonsine, son épouse, n’avait pas voulu partir. Ils avaient mis fin à leur union. Ferdinand était sorti de leur vie. Il envoyait quelques lettres et versait une pension, mais il ne remettait jamais les pieds en Martinique pas plus que sa famille ne lui rendait visite sur le continent. Le hasard avait fait que père et fils habitaient maintenant à quelques minutes l’un de l’autre. Esther n’avait jamais rencontré son beau-père, mais n’en avait jamais ressenti le besoin après le portrait brossé par son époux. Ils n’avaient pas prononcé un mot dans la voiture, mais ils savaient que le week-end en amoureux était terminé. Léon avait éteint la radio et fait demi-tour.

Plusieurs fois, Léon était passé en voiture devant la maison de son père, ralentissant mais ne s’arrêtant pas. Un jour, il le vit devant le portail vermillon, le poing levé, un balai dans l’autre main en train de pester dans le vide contre les canettes et les emballages en polystyrène défoncés où subsistait un morceau de tomate échappé d’un kebab. Il avait vieilli, mais Léon avait constaté que son fils aîné avait hérité du même profil que son aïeul. Les deux ne se connaissaient pas. Léon ne parlait jamais de son père à ses enfants. Il leur avait simplement dit que son père les avait abandonnés et que l’argent qu’il envoyait n’était qu’une obligation légale. Point.

Léon avait quitté son île pour ses études. Il avait eu le cafard en arrivant en banlieue parisienne. Les logements, le ciel et les gens lui paraissaient uniformément gris. Lorsqu’à l’automne, les arbres perdaient leurs feuilles, que le froid s’installait et qu’il devait se résoudre à enfiler plusieurs couches de vêtements, son moral était au plus bas. Il ne pensait pas que le froid pouvait mordre la peau et faire couler des larmes. Il ne parvenait pas à s’accoutumer au changement de température et à la vie dans son logement étudiant qu’on appelait « chambre de bonne »et qui était plus petit que le cagibi de la maison de son enfance. Il rêvait sans cesse de son île, des parfums, des couleurs, de ceux qu’il avait laissés là-bas. Puis, il avait rencontré Esther qui lui avait redonné le sourire et plus tard, trois enfants.

Ferdinand, dans la cité, faisait figure d’irréductible gaulois. Il n’avait pas voulu quitter sa maison que les promoteurs convoitaient. Ces derniers avaient finalement fait abstraction de sa résistance et il s’était retrouvé seul au milieu d’un ensemble d’immeubles. Depuis des années, il subissait, non sans broncher, ce qu’il appelait « l’invasion ». Les jeunes venaient s’asseoir sur son muret, faisaient vrombir le moteur de leur deux-roues, jetaient tout et n’importe quoi dans ses plates-bandes.  Régulièrement, il découvrait son mur tagué de symboles ou de mots qu’il ne comprenait pas. Il s’échinait à le repeindre. Les couches s’accumulaient et laissaient la voie libre à une nouvelle série de tags. Les jeunes ne parlaient pas, ils criaient. Ils ne discutaient pas, ils s’insultaient à coup de « ta mère ». Ses mères qu’on ne voyait jamais, dépassées par leurs rejetons qui, du haut de leurs 16 ou 17 ans étaient trop jeunes pour une vie d’adulte mais trop vieux pour les choses de l’enfance. Il ne comprenait pas plus qu’il ne supportait cette génération.

Un soir d’été où il ne trouvait pas le sommeil, il avait été surpris par une drôle d’odeur lui parvenant par la fenêtre de sa chambre laissée entrouverte. Il y avait des flammes dehors ; elles dévoraient sa poubelle et le feu se propageait à sa boîte aux lettres. Les jeunes jouaient au chat et à la souris avec lui, mais le chat était fatigué et les souris bien trop vives. Dans « Tom et Jerry » que ses enfants regardaient quand ils étaient petits, la souris sortait toujours triomphante.

Ferdinand avait appelé plusieurs fois la police, mais cela ne faisait qu’envenimer les choses. Les samedis soir d’été étaient les pires. En hiver, les jeunes restaient moins longtemps. Ils n’avaient pas besoin d’allumer une cigarette pour que de la fumée s’échappe de leur bouche. Il bénissait les jours de pluie qui laissaient la rue calme et ses nuits longues. Il savourait ce répit. Ce qu’il mangeait alors ne lui restait pas sur l’estomac.  Ces jours-là, il se servait un verre de whisky qu’il faisait durer tout en somnolant devant sa télé qui ne diffusait que des âneries.

Ce samedi, la journée avait été superbe. Ils étaient là au rendez-vous, adossés à son muret. Du rap dégoulinait de leur téléphone portable. Il faisait lourd. La chaleur aurait dû les accabler, c’était tout le contraire. Ferdinand n’en pouvait plus. Il s’était réfugié dans sa cave ; il y faisait plus frais et le bruit était étouffé par l’épaisseur des murs. Assis dans un fauteuil défoncé qui terminait sa vie hors de la vue du peu de visiteurs qui venaient dans son salon, il contemplait toutes ces choses accumulées depuis son arrivée quand une idée lui traversa l’esprit. Il ne se rappelait plus bien où il l’avait mis. Il ne s’en était pas servi depuis des années. Peu importe s’il marchait encore ou non. Il voulait simplement leur faire peur. Il remonta au rez-de-chaussée son fusil de chasse à la main. Il sortit au bord du jardin, s’approcha du lieu de rassemblement. Il faisait particulièrement noir, le lampadaire le plus proche ayant rendu l’âme. Il tira une fois puis, deux autres coups partirent. Sans vraiment voir, il avait simplement visé en direction des voix et des rires. Après les tirs, vinrent des cris de panique et des bruits rapides de pas. Deux jeunes étaient à terre, tombés l’un sur l’autre. Un troisième se relevait péniblement. Il n’avait rien, à première vue. Les autres avaient fui.

-          Jo ? Youssef ? Ca va aller les gars, ça va aller. L’équipe de foot venait de perdre son attaquant.

Ce que Ferdinand ne saurait jamais c’était que l’une des victimes avait le même teint caramel que lui et qu’il portait le même nom. Grand-père et petit-fils étaient réunis pour la première fois.

En l’absence de ses parents, Joachim, alias Jo, avait laissé ses frères seuls à la maison. Il avait rejoint des copains avec qui il jouait au foot.  Ils habitaient la cité voisine ; lui vivait dans une rue de pavillons proprets et identiques manquant de saveur pour un adolescent qui avait l’ennui facile. Il avait enfourché son vélo et quitté ses frères absorbés par un match de foot à la télé enchaînant pizza-coca. Chacun avait trouvé son bonheur. Joachim comptait sur ses frères pour lui trouver une excuse si les parents appelaient. Il leur avait dit qu’il rentrerait tard. Ils n’avaient pas cherché à en savoir plus, trop contents de savourer une soirée de liberté sans avoir à batailler pour imposer le match de foot sur l’unique télé familiale. Même si Esther savait qu’elle pouvait faire confiance à ses enfants, elle avait tout de même demandé à son hôte si elle pouvait passer un bref coup de fil chez elle pour les informer qu’ils étaient bien arrivés. Finalement, c’était plus pour se rassurer elle-même. Elle avait eu Loris à l’autre bout du fil, son petit dernier. Façon de parler car il était désormais bien grand. Il avait rattrapé puis dépassé ses deux aînés. Sa croissance brutale l’avait épuisé. Physiquement, il était la copie de son frère Johan. On les prenait souvent pour des jumeaux. Onze mois seulement les séparaient. Quand en dernière année de maternelle, on avait estimé que Johan n’était pas assez mûr pour rentrer en CP, il s’était retrouvé dans la classe de son petit frère.

-          On regarde le match, avait répondu Loris à sa mère qui demandait si tout se passait bien.
-          Ah d’accord. Je vous laisse alors.
-          Mmh mmh
-          N’oubliez pas de donner à manger à Spéculoos.
-          Mais oui, répondit Loris qui ne supportait pas ce chat qui ronronnait sans arrêt et qui avait élu domicile sur son lit. Il le chassait à coups d’oreiller mais malgré son hostilité manifeste, il revenait toujours. 
-          Ne vous couchez pas trop tard.
-          Mman’…
-          C’est quoi ce bruit derrière ?
-          C’est Johan. Je viens de manquer un but…
-          Ok. Je vous laisse. On vous embrasse. A demain.
-          Ouais. A d’main marmonna-t-il avant de raccrocher. Même absente, il fallait toujours que sa mère intervienne.

Esther reposa le combiné.

-          Je crois que je les dérange dit Esther à son hôte dans un demi-sourire.
-          Les enfants… 

Il n’y avait pas besoin d’en dire plus. Les deux femmes se comprenaient.

-          Alors ? avait demandé Léon lorsqu’Esther l’avait rejoint dans la chambre.
-          Ils vont bien...
-          On sort dîner ?