jeudi 12 décembre 2013

L’Été de mes cinq ans







Je me souviens parfaitement de cette journée d’été. L’un de ces jours sans fin où, perdus dans nos jeux, il nous arrivait de ne plus savoir si nous étions le matin ou l’après-midi. Je jouais à cache-cache avec mes frères et ma sœur. J’étais le plus jeune. Un bras appuyé sur le mur de la maison, je comptais. Arrivé à 10, je lançais un « z’arrive » de ma voix aiguë. Notre ferme était grande et les recoins offraient de merveilleuses cachettes. En entrant dans la maison, Maman passa une main aimante dans mes cheveux que j’ébouriffais aussitôt après pour que mon épi ressorte moins. Une coquetterie qui la faisait toujours sourire. Mon statut de petit dernier me valait une place particulière dans son cœur. Je me vantais souvent auprès des mes aînés d’être son préféré.  Elle prétendait qu’elle nous aimait tous autant, mais Pierre affirmait qu’elle me passait des choses auxquelles lui n’avait pas eu le droit. Son autorité baissait peut-être avec les années. Les gens disaient que j’avais les yeux de ma mère et le menton de mon père.

Ce fut Madeleine que je vis en premier. Elle avait été trahie par la ceinture de sa robe qui dépassait de sa cachette.

-          C’est toujours pareil, j’arrête de jouer ! Râla Madeleine qui était toujours celle que l’on trouvait avant les autres.
-          Tu dis ça parce que tu es mauvaise zoueuse.
-          N’importe quoi ! me répondit-elle vexée.

J’avais fouillé la maison sans trouver mes frères. Mes yeux se réhabituaient à la forte luminosité extérieure lorsque je vis une silhouette apparaître au loin. Elle se dirigeait vers moi. C’était une femme toute maigre aux cheveux courts. Je n’avais encore jamais vu de dame avec des cheveux comme les siens. Même derrière les foulards et les chapeaux à l’église, je savais que les dames avaient les cheveux longs. Je voyais sa bouche s’ouvrir, mais aucun son n’en sortait jusqu’à ce qu’un « Jacob » puissant soit expulsé de ce corps si maigre. Elle se mit à marcher de plus en plus vite puis à courir. Elle tendait les bras devant elle comme Etienne quand il voulait nous faire croire qu’il était somnambule. Il venait s’allonger dans mon lit en me faisant rouler pour avoir toute la place ce qui me faisait hurler de rire jusqu’à ce que Papa vienne nous dire qu’il était temps de dormir.

J’étais fasciné et terrifié par cette femme qui me fixait tout en criant d’autres « Jacob » entrecoupés de larmes. Son nez coulait et je trouvais ça un peu dégoûtant de la part d’une dame. Elle tomba à genoux devant moi. Je me disais  qu’elle allait avoir les genoux rouges et écorchés comme les miens, mais elle n’avait pas l’air de s’en soucier. Elle me serra dans ses bras et me caressa la joue de ses longs doigts blancs.

-          Jacob, mon Jacob…
-          Ze m’appelle Zacques…

A ce moment, Rubis, le vieux chien de chasse de mon père émergea de sa torpeur et se mit à aboyer sans discontinuer. Il tirait sur sa chaîne comme une bête enragée.

Alertée par l’agitation de Rubis, Maman fit son apparition sur le seuil. Elle n’avait pas eu le temps de chausser ses lunettes et elle était myope comme une taupe.

-          Mon Dieu… lâcha-t-elle lorsqu’elle fut suffisamment proche pour comprendre ce qui se passait sous ses yeux. Pierre et Etienne étaient sortis de leur cachette. C’était la première fois que nous entendions maman jurer.  Il devait se passer quelque chose de vraiment grave.

-          Maman… Elle me fait mal la dame… Maman…

Maman pleurait. Je ne l’avais jamais vu pleurer, je crois. On ne dévoilait pas nos sentiments dans la famille. Maman invita la dame à rentrer et elles parlèrent dans la cuisine pendant ce qu’il nous parut des heures. Elle nous avait dit de rester jouer au jardin. Le soir venu, Papa rentra de chez oncle Roger. Il nous prit dans ses bras, mais la voix de l’inconnue l’attira comme un aimant vers la cuisine. Ils discutèrent longtemps tous les trois.

-          Jacques, viens voir, le ciel est plein d’étoiles ce soir ! m’appela Etienne depuis la fenêtre de sa chambre.

Je ne vis pas beaucoup d’étoiles, mais j’aperçus mon père qui sortait de la maison. Il prit une cigarette dans la poche arrière de son pantalon. Il introduisit sa main dans une autre poche et en sortit une boîte d’allumettes.  Il en gratta une et des volutes de fumée parvinrent jusqu’à mes narines.

-          Alors ? Tu la vois ? Celle à gauche au-dessus du toit des Bertrand ?
-          Mhh mhh.

Je ne regardais pas les étoiles, mais mon père. Il resta un moment immobile, le regard perdu dans le vague. Soudain, il pivota sur lui-même et lança son poing droit dans le mur en y mettant toute sa force.

-          Jacques, tu vas tomber. Tu es fou ! Les étoiles sont dans le ciel, pas besoin de te pencher comme ça ! me dit Etienne en tirant sur mon pyjama pour me retenir.


Lorsque Papa vint me voir ce soir-là, sa voix était différente. Au moment où il m’embrassa, je sentis quelque chose couler dans mon cou brûlant. Mon père versait des larmes.

-          Bonne nuit mon grand.

Cette nuit-là, j’étais resté longtemps à cligner des yeux dans le noir, à écouter les bruits de l’été parvenant depuis la fenêtre laissée ouverte dans l’espoir d’un filet d’air. Qu’avaient-ils donc tous à pleurer comme ça ? Maman, c’était peut-être à cause des oignons qu’elle mettait dans tous nos plats, mais Papa ?

Le lendemain, la dame bizarre était toujours là.

-          Bonjour Jacob me dit-elle.

Elle avait une manière étrange de parler. Les « r » roulaient dans sa bouche comme des pierres. Papa et Maman avaient une drôle de tête. On aurait dit qu’ils étaient malades. Il faisait toujours aussi chaud, mais Maman portait un gros gilet d’hiver.

-          Nous devons te parler Jacques.

Maman m’expliqua que j’allais devoir partir à Paris avec cette dame qu’ils appelaient Dinah.

On me disait que j’avais de la chance, qu’à Paris la vie était différente, que j’allais avoir une chambre rien que pour moi. Ce que je n’avais pas compris, c’est qu’il me faudrait rester là-bas. Toujours. 

-          Pourquoi moi ? avais-je supplié. Pourquoi pas Pierre ou Etienne ? Ze veux rester ici.
-          Mon chéri, tu comprendras plus tard.

J’avais cinq ans et je n’avais pas encore bien compris que l’étrangère qui avait fait son apparition hier dans ma vie, n’était pas une inconnue mais celle qui m’avait donné la vie.

-          Tu as de la chance que ta mère soit vivante, avait conclu Papa.

J’avais quitté la ferme et j’étais reparti avec Dinah. L’appartement parisien était petit et froid. Il n’y avait pas de jardin. Il faisait toujours sombre. Nous n’y vivions qu’à deux. Dinah ne semblait pas heureuse et ma famille me manquait. Je me demandais s’ils pensaient à moi ou s’ils étaient bien contents de se retrouver sans moi, sans cet enfant qui n’était pas le leur. Dinah criait la nuit. Elle me faisait peur. Je m’enfonçais sous mes draps et j’appelais Maman, tout doucement. Celle que je voulais voir venir dans ma chambre et me consoler n’était pas la personne dans la pièce à côté. Je ne pouvais pas dire Maman à Dinah et je n’arrivais pas à répondre lorsqu’elle m’appelait Jacob. Tout était beaucoup trop calme avec Dinah. Je voyais la tour Eiffel tous les jours ce qui aurait rendu jaloux mes frères et ma sœur, mais je rêvais de la campagne. Je me demandais comment était le petit veau de Sidonie, ma vache préférée, qui avait dû naître peu après mon départ.

Je recevais du courrier de Papa et Maman qui s’appelait désormais Ambroise et Louise.  J’étais trop jeune pour le lire. Monsieur  Ravier, le vieil homme qui habitait sur le même palier que nous, m’avait pris sous son aile et me lisait les lettres en imitant la voix d’une femme. La première fois j’avais fait de gros yeux ronds puis, il m’avait regardé par-dessus ses lunettes plantées sur son grand nez et nous avions ri à en pleurer. Le soir, je m’endormais en humant la lettre espérant y retrouver l’odeur de la campagne ou le parfum de ma mère.

Dinah n’évoquait jamais le passé. Je savais simplement que je n’avais pas deux ans quand elle m’avait amené chez Ambroise et Louise en disant qu’elle avait été obligée, que c’était pour me sauver. Elle ne me parlait pas de cet « avant » et de ce « là-bas » où elle se trouvait avant de revenir me chercher. Je posais des questions mais on me taisait les réponses.
Avec le temps, j’étais parvenu à appeler Dinah Maman. La première fois qu’elle m’entendit prononcer ce mot à son adresse, elle en fut bouleversée.

Les années ont passé. Maman est morte jeune. En rangeant ses affaires, je suis tombé sur des cahiers. Elle ne savait ni lire ni écrire le français, mais elle avait rempli des pages et des pages de vieux cahiers dans sa langue maternelle.

Aidé d’un ami polonais, j’ai découvert le contenu. Elle y racontait son histoire. Ces choses qu’elle n’avait jamais pu dire, mais que l’on devinait dans son regard triste. Ce passé terrifiant était aussi le mien. 

Je n’avais de cesse de repenser à ce petit garçon que j’étais. Je m’imaginais ce qu’elle avait ressenti en revenant me chercher et en constatant que pour moi, elle était devenue une étrangère.

     Dans ma première famille, j’étais enfant unique. Avec moi, Dinah et Aaron étaient devenus parents. Peut-être auraient-ils eu d’autres enfants s’il n’y avait pas eu tout ça. Si Papa était revenu.

Ils m’avaient pris mon prénom et mon histoire. Je m’appelle Jacob. Je suis né en 1940 et j’ai eu deux familles.