dimanche 12 mai 2013

J'ai vu fleurir des étoiles





Gabriel était mon meilleur ami. Nous faisions tout ensemble. Nous avions huit ans dans la vraie vie, beaucoup plus lorsque nous jouions aux cow-boys et aux Indiens, beaucoup moins lorsque nous tombions et appelions notre mère pour qu’elle vienne nous consoler.

En juin 1942, nous avions vu fleurir des étoiles jaunes épinglées à la place du cœur sur les habits de certaines personnes. Nous nous étions regardés, surpris et intrigués par cette éclosion soudaine. Quelques jours plus tard, tu as eu la tienne. Tu m’as dit que tu étais juif et que les Allemands avaient décidé que désormais l’étoile servirait à vous identifier. J’ai demandé ce que ça voulait dire « être juif ». Tu as haussé les épaules en me disant que c’était une histoire de religion. Avant cela, tu ne le savais même pas que tu étais juif. Tu savais que tes parents ne s’appelaient pas Louise et Emile comme les miens mais Ezra et Anna. C’était là la seule différence entre toi et moi. Elle tenait en 4 lettres. Tu aurais pu naître dans ma famille et moi dans la tienne, rien n’aurait changé. Pourquoi me parlais-tu soudain de religion ? Tu n’allais même pas à l’église pour juifs alors que moi j’étais prié de ne rater aucun office. 

Depuis quelques temps, les gens vous regardaient de travers dans la rue. Certains vous insultaient. Ils avaient peur qu’être juif soit contagieux comme la varicelle ou un nouveau virus qu’on aurait découvert. Ce virus n’avait qu’un nom : la haine. J’avais déjà eu la varicelle et, à part garder une cicatrice parce que je m’étais trop gratté, je n’en gardais pas un mauvais souvenir.

De jour en jour, les choses empiraient. Maurice, qui était dans notre classe, avait vanté la collection de papillons de son père. Il nous avait dit de venir la voir. 

-       Papa et maman ne veulent pas de juifs chez nous, nous avait-il dit au moment où il ouvrait la porte.
-          Pourquoi ? avais-je demandé.
-          C’est interdit.
-          Quoi ? C’est interdit d’être Juif ? s’était étonné Gabriel.
-          Toi tu peux rentrer, mais pas lui, avait précisé Maurice en te pointant du doigt.
-          C’est mon frère siamois, il est obligé de venir avec moi.
-          Siamois, comme les chats ? avait demandé Henri, son petit frère.
-        T’es bête, siamois c’est quand tu es collé à quelqu’un et que, du coup,  tu dois tout faire avec lui, avait précisé Maurice.
-          Tout ? Même aller au cabinet ?
-          Tout !
-          Ah, c’est dégoûtant.
-          Viens, ai-je dit à Gabriel. On s’en moque de ces stupides papillons. 

Un soir dans ma chambre,  j’ai pris une feuille de papier buvard coloriée en jaune. J’ai découpé une étoile tant bien que mal. Au début, les branches étaient régulières. C’était toujours la dernière qui venait tout gâcher. Après avoir utilisé plusieurs feuilles, j’ai enfin obtenu un résultat satisfaisant. J’y inscrivais les 4 lettres. Dans la boîte à couture de ma sœur, j’ai pris une épingle à nourrice. Fier j’arborais l’étoile comme un shérif portait la sienne.

-          Enlève-ça tout de suite, a crié Maman. On ne rigole pas avec ces choses-là. Tu veux finir…

       Il n’y a pas eu de point à sa phrase. Elle s’était arrêtée brusquement.

      Nous étions mi-juillet, en pleine canicule. Nous dormions les fenêtres ouvertes ou plutôt nous essayions de dormir tant la chaleur était pesante. Le matin du 16 juillet, des bruits de pas et de portes nous ont tirés de notre léthargie. Des cris se faisaient entendre.

Nous nous sommes habillés en vitesse et avons dévalé l’escalier de l’immeuble. Dans la cour, j’ai d’abord repéré des policiers puis la famille Bauer qui habitait au quatrième et enfin, Gabriel, son père, sa mère et Irène, sa sœur. Vous aviez le visage défait et les cheveux collés par une nuit trop courte, trop chaude. Tu tenais une valise. Ils étaient venus pour vous emmener, vous les juifs. La rumeur était donc vraie. 

-          Ils les emmènent où Maman ? A Villejuif ? Maman, réponds-moi !

Je me disais que j’aurais pu être à ta place si le sale bonhomme à la moustache, que je n’avais jamais vu mais dont tout le monde parlait, avait décidé d’arrêter les petits blonds aux dents écartées.

-       Maman, est-ce qu’ils vont aussi emmener Cachou ? Est-ce qu’il est juif lui aussi ? Cachou, c’était ton chat. Il était noir comme les petites pastilles à la réglisse.
-          Tais-toi Marcel, avait répondu ma sœur Jeanne.

On m’avait dit que les policiers étaient là pour protéger les gens et arrêter les méchants. C’était leur métier. Encore une fois, les adultes avaient menti et à eux on ne leur disait rien, alors que moi, si j’étais surpris à mentir, on m’envoyait dans ma chambre aussi sec. Tu n’avais fait aucun mal à part découper des vers de terre en deux pour voir s’ils repoussaient mais je l’avais fait aussi.

      J’ai de nouveau demandé où ils vous emmenaient.

-          En enfer, a répondu la commère du deuxième. J’ai longtemps cru qu’elle avait dit cela par méchanceté alors qu’elle disait simplement la vérité. Ce que tout le monde taisait.
-          Laissez-le tranquille ! C’est mon frère, vous ne pouvez pas l’emmener !
-          Tu n’es pas juif, toi. Ne te mêle pas de ça, m’avertit un policier.

Nous étions frères. Nous avions échangé notre sang. Plus que notre amitié, cet échange scellait une fidélité à la vie à la mort. 

-          Vous n’avez pas le droit !
-      Très bien, si tu ne veux pas être séparé de lui, on t’embarque aussi, a dit l’un deux en me saisissant le bras.
-          Marcel ! a hurlé ma mère. Elle m’a tiré le bras si fort pour me ramener vers elle que j’ai bien cru qu’il allait s’arracher ou pendre pendant le restant de ma vie.
-          Je te conseille de dire adieu à ton petit copain, a dit l’un des policiers.
-          Jamais, jamais ! 

Je poussais des cris, je tapais du poing sur mon père et ma mère. J’enrageais. Pourquoi personne ne bougeait ? Pourquoi tout le monde était-il aussi lâche ? Papa et Maman me regardaient d’un air triste. Les larmes coulaient sur mon visage et sur celui de Gabriel. Les siennes coulaient en silence. Il tenait sa valise d’une main et la main de sa mère dans l’autre. Que fallait-il emmener ? Pour combien de temps ? Où ? Pourquoi ? Soudain, sa valise remplie à la hâte s’est ouverte. Son ours en peluche en est tombé ainsi que 4 petites voitures. Ces objets se sentaient déjà à l’étroit dans la valise de ton enfance. 

Ils vous ont emmenés. J’ai demandé à mon Dieu, s’il pouvait parler au tien et faire quelque chose. Je n’ai jamais prié avec autant de sérieux. 

J’ai longtemps espéré que tu reviennes. Je croyais te voir lorsque je croisais des garçons qui te ressemblaient. Je me retournais lorsque des enfants jouaient et que l’un d’eux appelait un Marcel. Je me demandais à quoi tu ressemblerais maintenant. Si je te reconnaitrais. Ensemble, nous aurions partagé l’adolescence, nous nous serions peut être disputés car nous aurions été amoureux de la même fille. Peut-être notre amitié aurait-elle alors pris fin ? Je n’avais pas à répondre à ces questions. D’autres avaient décidé à notre place. 

Une autre famille est venue habiter chez vous. Un autre garçon dormait dans ta chambre. A la rentrée, un autre a pris ta place sur les bancs de l’école. Je ne t’ai jamais oublié même si ton visage s’estompait peu à peu de ma mémoire. Avant, j’avais cette photo de classe à laquelle me raccrocher.  J’ai fini par la perdre. A la fin de la guerre, j’ai espéré de plus belle. On disait que certains juifs avaient été libérés. Madame Bauer est revenue même si elle ne ressemblait plus beaucoup à la Madame Bauer d’avant. Elle n’avait plus sa belle chevelure rousse, si longue. Elle avait les cheveux courts, presque rasés. Son mari et sa fille ne sont jamais revenus. Elle continuait à mettre la table pour trois et à tricoter pour sa fille. Elle disait qu’elle allait revenir et que plus rien ne lui irait tant elle aurait grandi. Elle n’était partie que 3 ans mais elle semblait en avoir pris 30. Son corps était usé. Depuis son retour, elle ne portait plus que des robes foncées à manches longues. Elle cachait cette trace indélébile que personne n’ignorait. Des chiffres, un numéro, une place parmi des millions de victimes de l’horreur.

Gabriel et moi étions amis à la vie à la mort. Malgré nous, nous avions tenu parole. Trop tôt et trop vite.
Près de soixante-dix ans après, je me trouve dans un parc avec mon petit-fils. Il joue au foot avec d’autres enfants, de toutes les couleurs, de toutes les origines. Je repense à ce jour où Gabriel et moi avions découvert ensemble que le parc où nous allions presque tous les jours était désormais « réservé aux enfants » et « interdit aux Juifs ». Le panneau le disait noir sur blanc, être enfant et Juif était devenu incompatible. On te privait d’enfance comme on retirait des mains un objet trop précieux pour figurer dans celles d’un enfant. Tu n’avais plus le droit d’aller à la piscine, à la bibliothèque, ni même au cinéma. Tu avais l’impression d’être puni pour une bêtise que tu n’avais pas faite. 

Aujourd’hui dans le parc, il y avait un autre groupe d’enfants à côté du tien. Il y avait ce garçon avec sa kippa. Il riait, il jouait. Il était plus âgé que Gabriel ne l’avait jamais été. Je n’arrivais pas à détacher mon regard même si j’avais peur de passer pour un pervers ou je ne sais quoi.

-          Papy ? Papy ? Wouhou,  Papy ?
-          Hum ? Oh, pardon, j’étais perdu dans mes pensées.
-          Papy, on pourra manger une glace tous les deux avant de rentrer ? Hein ? S’il te plaît.
-        Il y a bien longtemps que je n’en mange plus. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, juste avant le repas, ni même que ta mère soit d’accord, mais si tu manges proprement elle n’en saura rien.
-          Merci Papy. Tu es trop génial. Je t’aime, dit-il dans un grand sourire.
-          Je t’aime aussi, Gabriel.
-          Gabriel ? C’est qui ? Pourquoi tu m’as appelé Gabriel ?
-          J’ai dit ça moi ?
-        Oui. Dis Papy, tu n’as pas l’ailzameure au moins ? Mamie dit toujours ça quand elle oublie un truc.
-          Non mon chéri. J’ai toute ma tête. Gabriel était mon meilleur ami quand j’étais un peu plus grand que toi.
-        Et vous vous êtes fâchés ? Il est où maintenant ? Est-ce que tu avais des cheveux quand tu étais petit ?
-          Minute papillon ! 

Je lui ai raconté, tout raconté pendant que sa glace vanille chocolat fondait et coulait sur son tee-shirt.  Des larmes chocolatées. Les miennes étaient toujours aussi amères après autant d’années. 

-          Tiens Papy, a-t-il dit en me tendant un mouchoir sorti de son petit sac à dos. De son frêle index, il  a touché ma tête puis mon cœur et m’a dit : « il est toujours là et là ».

Ensemble, nous sommes allés au Mémorial de la Shoah, à Paris. Toi, mon petit-fils hyperactif, tu n’as pas lâché ma main. Tu es resté silencieux. Sur le Mur des noms, j’ai caressé le tien, Gabriel. Tu étais là. Un enfant parmi des milliers. Dans la crypte, une flamme éternelle brûlait. Il y a aussi cette salle où les murs sont recouverts de photos d’enfants. Tous ces visages, ce
s vies, ces familles décomposées. La tête a commencé à me tourner. Il y avait des photos de bébés, des enfants qui souriaient, ignorant qu’ils se retrouveraient un jour au cœur de l’horreur. Les photos étaient classées par ordre alphabétique. En arrivant à la lettre L, mon cœur s’était mis à battre beaucoup plus rapidement. Le nom que j’avais aperçu sur le mur aurait pu être celui d’un homonyme. Voir ta photo ne laisserait plus aucun doute. Tu étais bien là, dans ce gigantesque pêle-mêle. Soixante-dix ans après, je t’avais retrouvé. Cependant, quelque chose m’intriguait.

-          Suis-moi, ai-je ordonné à mon petit-fils. 

J’ai marché aussi vite que mes vieilles jambes me le permettaient. De nouveau devant le mur des noms, j’ai retrouvé ton nom, il y avait bien un Ezra, une Anna, un Gabriel mais pas d’Irène. Était-ce possible ?