lundi 30 septembre 2013

Les Fleurs du temps passé





C’est leur anniversaire de mariage. Elle avait tout juste 20 ans lorsqu’elle avait passé la robe blanche et gravi les marches de l’église au bras de son père. C’était la première fois qu’elle voyait ce dernier ému jusqu’aux larmes. Des années plus tard, elle l’aime comme au premier jour. Il n’y a pas eu d’orage dans leur relation, peut-être quelques nuages, vite balayés. Ses amies divorcées lui disent : « il doit avoir une maîtresse ? Une relation aussi idyllique ne peut pas exister ». Il avait du mal à faire deux choses en même temps, comment aurait-il pu mener deux relations de front ? Il y aurait bien eu un moment où il aurait mélangé les prénoms, semé des indices, oublié une trace de rouge à lèvres sur le col de sa chemise. Non, elle savait qu’il lui était fidèle. Ce matin, il était parti au travail en lui disant qu’elle aurait une surprise, lorsqu’il rentrerait. Elle n’aimait pas trop ça, les surprises, mais les siennes étaient toujours réussies et ne la mettaient jamais dans l’embarras.

Elle attend son retour. Elle se décide pour cette robe vert émeraude, sa préférée, celle qui fait ressortir la couleur de ses yeux, lui dit-il à chaque fois. Elle s’assoit face au miroir posé sur le bureau, lui-même échoué sur le palier le temps qu’ils repeignent la chambre qui fut celle de leur fils, 18 ans durant. Elle brosse ses fins cheveux en fredonnant « j’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux ». Elle se prend à rouler les « R ». Elle repense à ce 3 mai 1987 où elle avait appris la disparition de la chanteuse. Son mari la trouva en larmes dans la cuisine. Il ne comprenait pas pourquoi elle se mettait dans un tel état pour quelqu’un qu’elle ne connaissait qu’à travers les chansons et les unes de magazines. Elle savait bien qu’il la trouvait ridicule, mais cette femme et sa voix si particulière la touchaient profondément. Elle allait parfois sur sa tombe y déposer une rose tout en chantant « que sont devenues les fleurs du temps qui passe, que sont devenues les fleurs du temps passé ». Il disait qu’il n’avait jamais entendu quelqu’un chanter aussi faux tout en y mettant autant de cœur. Un reproche qui sonnait comme un compliment.

Elle regarde sa montre toutes les cinq minutes. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Elle détestait que l’on arrive en retard et il le savait. Un bruit lui parvient. Il doit s’agir du chat qui va et vient à sa guise. Une fois, elle l’avait cru perdu pour de bon. Il avait été enfermé dans le garage du voisin pendant plus d’une semaine. Lorsqu’il avait fini par rentrer, le chat avait bondi comme un diable, le poil hérissé, le dos rond, feulant et crachant. Une panthère noire électrisée et affamée.

Oh et si elle mettait le bracelet qu’il aime tant ? Elle se sent aussi légère qu’une adolescente à son premier rendez-vous. Elle sort sa boîte à bijoux de la petite table située à côté du lit. Elle s’empare du bracelet mais ne parvient pas à trouver les boucles assorties. Elle referme le tiroir. Quelque chose le bloque. Une enveloppe à soufflet.  Qu’est-ce qu’elle peut bien faire là ? Elle l’ouvre et quelques photos en tombent. Il y a celle de leur mariage, identique à celle qui figure fièrement en première page de l’album-photo de leur vie. Sur la deuxième, on peut y voir son premier-né dans les bras d’un tout jeune papa. Sur la troisième, son fils souriant dévoile une dent cassée sur le rebord du trottoir lorsqu’il apprenait à faire du vélo. Sur la suivante, elle pose devant la maison d’Edmond Rostand à Cambo-les-Bains, son fils masquant son visage dans les plis de sa robe.  La prochaine, montre la petite famille agrandie par l’arrivée d’un second fils.  Elle s’apprête à découvrir la suivante, mais elle lui échappe des mains et comme les tartines, le bon côté atterri face au sol. Elle se penche pour la ramasser. Ce n’est pas une photo. Le papier n’a pas la même consistance, ni le même format. C’est un carton rectangulaire. Elle le retourne et a l’impression que le sol s’ouvre sous ses pieds.  Elle se raccroche au bord du lit. Comment est-ce possible ? Là, parmi tous les noms,  l’un d’entre eux est inscrit en gras après une terrible phrase :


        … ont la douleur de vous faire part du décès de

                 Monsieur Raymond POUSSIN
                  Survenu le 3 septembre 1993 à Saint-Germain en laye


Raymond, son cher mari ? Ce n’est pas possible. Une mauvaise blague. Il faut qu’elle retrouve ses esprits. De l’eau, il lui faut de l’eau. Ses jambes ne la portent plus, mais elle rejoint néanmoins la salle de bains attenante. Elle ouvre le robinet en grand et s’asperge le visage pendant de longues minutes.  De son poing, elle dessine un cercle dans la buée qui s’est formée sur la glace. Que lui arrive-t-il ? Elle ne se reconnaît pas. Elle y voit une femme âgée, les cheveux couleur argent noués en un vague chignon. Elle a l’impression de voir sa mère. Ses mains sont parsemées de taches de vieillesse. Son alliance semble incrustée dans la chair de ses articulations gonflées. Affolée, elle se rend sur le palier. Elle réalise qu’elle n’est pas chez elle. Disparu, le miroir sur le bureau. Il n’y a pas plus de bureau que de palier. Elle se retrouve dans un couloir et se heurte à un chariot rempli de balais et de chiffons.

Il faut qu’elle retourne chez elle et tout rentrera dans l’ordre. S’il arrive et qu’elle n’est pas là, que va-t-il penser ?

-          Madame Poussin ? Où allez-vous ?
-          Qui êtes-vous ?
-          Allons, Madame Poussin, venez. Je vous raccompagne dans votre chambre dit la jeune femme en la saisissant calmement mais fermement par le bras.
-          Lâchez-moi. Je veux rentrer chez moi !
-          C’est ici, chez vous Madame Poussin lui répond-elle en l’aidant à s’asseoir sur le lit. Tenez, vous avez de la visite, ajoute-t-elle alors que l’on frappe à la porte laissée entrouverte.
-          Oh Raymond ! Enfin, te voilà ! Tu es si beau.
-          Maman, c’est moi Étienne. Ton Fils.

Elle a oublié que Raymond était mort le jour de leur anniversaire de mariage. Elle l’avait attendu jusqu’à ce qu’elle reçoive un coup de fil de sa secrétaire. Terrassé par une crise cardiaque, le 3 septembre 1993. C’était il y a vingt-ans. Elle avait maintenant quatre-vingt ans. Pendant plusieurs années, elle n’avait cessé de répéter que tout allait bien et c’était le cas, jusqu’à ce qu’on la retrouve à contresens sur l’autoroute et que les autres décident pour elle que ça n’allait pas, que ça n’allait plus.  

vendredi 27 septembre 2013

L'Inconnue du métro





Isaure sort du travail. Elle prend le métro et s’arrête quatre stations plus loin pour faire une course. Elle est partie un peu plus tôt, histoire de profiter davantage des siens. Dans les couloirs du métro, elle marche d’un pas rapide. À un angle, un choc interrompt le programme tout tracé qui figure dans sa tête. Elle vient de percuter une femme. Cette manie qu’elle a de toujours marcher le long des murs ! Dans la collision, les deux femmes ont fait tomber leur sac qu’elles tenaient à bout de bras. Isaure ramasse le sien et tend l’autre à sa propriétaire en lui demandant si tout va bien. Elle obtient un simple hochement de tête en guise de réponse. Isaure se confond en excuses tandis que celle qui se trouve en face d’elle esquisse un sourire gêné et s’éclipse sans dire un mot, ni même râler, ce qui est pourtant une habitude dans ces contrées souterraines. Isaure hausse les épaules et repart de plus belle, direction le supermarché. Il lui faut une salade pour accompagner les aubergines à la parmigiana qu’elle a prévu de faire pour le dîner. Sans salade, n’en déplaise à ses ados qui rejettent aussi bien l’autorité que tout ce qui est vert, le plat est moins savoureux. Au passage, elle attrape quelques bricoles et se dirige vers la caisse moins de 10 articles.


-          Ça fera 8 euros et 23 centimes, annonce la caissière sur un ton monocorde.
-          Oui, dit Isaure tout en fouillant dans son sac à la recherche de son portefeuille.
-          Vous réglez comment, Madame ?
-          Par carte, mais… une minute… je… je…
-           Les gens attendent, Madame.

Pourquoi faisait-il toujours aussi noir dans un sac ? Isaure en brasse le contenu et tente de localiser son portefeuille par le toucher, mais rien. Elle finit par sortir différents objets et constate avec effroi qu’ils ne lui appartiennent pas. Elle les pose sur le tapis de la caisse pour essayer de comprendre. Le sac est le même que le sien, mais pas ce qu’il y a dedans.


-          Il y a un problème, Madame ?
-          C’est juste que… Oh et puis tenez, dit-elle en prenant un billet de 10 euros dans le portefeuille violet qui se trouve sur le tapis.
-          Vous avez la carte de fidélité ?
-          Oui, enfin non… pas aujourd’hui.

La caissière lève les yeux au ciel. Isaure voit sur son badge fixé sur son gilet sans manches aux couleurs de l’enseigne du supermarché qu’elle s’appelle Norma, comme Marilyn Monroe songe-t-elle. Cette dernière lui tend son ticket de caisse tout en mâchant ostensiblement son chewing-gum et lui souhaite, sans y croire, une bonne soirée.

En sortant, Isaure saisit la carte de transports qu’elle a aperçu dans le sac et monte dans son train de banlieue. Elle avisera ce qu’il convient de faire. Une fois chez elle, elle prendra sa voiture et se rendra à l’adresse indiquée sur la carte d’identité en sa possession. Les deux femmes échangeront de nouveau leur sac et tout ira bien. Isaure s’en persuade. Elle constate que l’inconnue du métro s’appelle Chantal et qu’elle habite à l’autre bout de la banlieue parisienne, du côté Est. Alors qu’elle épluche les différents éléments présents dans le portefeuille, le train s’arrête soudainement. La voix du conducteur se fait entendre. « Madame, Monsieur… incident… patienter…compréhension ». Aux passagers de remplir les trous. Ils patientent. Une autre annonce, plus claire, précise qu’il y a eu un accident de personne et que les secours sont en cours d’intervention. L’attente est interminable. Il est insupportable de penser à ce qu’il se passe dehors et d’entendre les passagers autour se plaindre et d’y aller de leurs commentaires odieux et égoïstes. Il y avait une personne derrière tout ça, une vie qui avait pris fin de façon tragique. Isaure fouille dans le sac à la recherche d’un téléphone pour prévenir les siens mais pas la trace du moindre téléphone et puis même si ça avait été le cas, il aurait été verrouillé et elle n’aurait pu s’en servir. La technologie c’était bien mais elle avait ses limites. Elle demanderait bien à un passager de lui prêter un téléphone juste une minute mais elle se souvenait qu’elle-même disait toujours non lorsqu’il lui arrivait qu’on le lui demande. Les visages fermés en face d’elle ne l’encouragent pas à le faire.

En attendant, Isaure imagine sa famille guettant son retour. Elle voit Jan, son mari appuyant sans compter sur la touche « bis » du téléphone et laissant un premier message, puis deux, puis trois, puis d’autres teintés d’énervement, d’impatience et d’inquiétude. Ce n’était pas normal qu’elle ne décroche pas, elle qui était toujours collée à son téléphone.

Il fait nuit depuis un bon moment lorsqu’Isaure remonte sa rue. Elle est harassée et aussi défraîchie que sa salade pendant au bout de son bras.

Nous sommes le 8 décembre, c’est un jeudi. Bientôt le week-end. Il va falloir penser à acheter un sapin de Noël. Un qui ne perd pas ses aiguilles. Il y a déjà assez de poils de chat un peu partout. Voilà à quoi elle pense en regardant la maison des voisins, toujours illuminée dès les premières heures de décembre.

-          Vous ne devinerez jamais ce qui m’est arrivé, lance-t-elle en franchissant la porte tout en se débarrassant de ses affaires.

Elle se retourne et elle les voit. Son mari et ses trois enfants sont dans le salon. Ils ont les yeux rouges, le visage livide, les veines saillantes, gonflées de chagrin.

-          Que… que… se passe-t-il ? bégaye-t-elle.
-           On nous a dit que tu étais morte. On a retrouvé ton sac en haut du pont duquel une femme s’est... Toutes tes affaires étaient dedans. Je ne comprends rien, parvient-il à dire avant d’éclater en larmes et de la serrer dans ses bras.

Tout se rembobine dans la tête d’Isaure. La femme qu’elle avait croisée tout à l’heure, cette rencontre fugace, cette inconnue qui n’en était plus une, était morte. Pendant un temps, aux yeux des autres, Isaure avait été ce corps sans vie. Plus tard, elle trouvera une feuille pliée en quatre dans le fond du sac de Chantal. Ses derniers mots y sont couchés. Une larme d’Isaure viendra s’y poser et déformera le premier mot. Celui de la fin.

lundi 23 septembre 2013

La Place de l'autre






Elle est au travail lorsque le téléphone sonne. L’appel provient d’une ligne extérieure. Ève-Marie décroche le combiné tout en tapant sur le clavier de son ordinateur.

-          Allo ?
-          Madame Guérin ?
-          Oui, c’est bien moi.
-          Bonjour, je suis Madame Fournier, la directrice de l’école de votre fils.
-          Oh…
-        Votre fils s’est battu. Vous devriez venir ce soir après la fin de la classe. Je vous attends dans mon bureau.
-          Mon Dieu ! Il va bien ?
-          Oui, oui. Il va très bien.
-          Je vous dis à tout à l’heure.

Ève-Marie a du mal à attendre l’heure fixée par la directrice. Elle se pose plein de questions. Pourquoi son fils, si calme, même un peu peureux s’est-il battu ? À 16h10, elle ne tient plus et rassemble ses affaires.

-         Je dois m’absenter. Une urgence, glisse-t-elle entre deux portes à son supérieur qui lève les yeux au ciel, trahissant ce qu’il pense réellement.
-          Faites, faites donc.
-          Je rattraperai mes heures demain.
-          Il en va de soi.

Elle se moquait bien des réflexions qu’il pouvait lui faire. Son travail n’était pas sa vie. Le vouvoiement participait à cette mise à distance. Trop pressée, elle fait un faux départ et doit remonter après avoir constaté qu’elle avait oublié ses clés de voiture sur son bureau.

Elle se présente à l’accueil de l’établissement et on lui indique le bureau de la directrice. Dans les couloirs, flotte une odeur particulière qu’elle ne peut définir.  Lorsqu’elle pénètre dans le bureau, la directrice se lève ainsi que l’institutrice de son fils. Elle prend place à côté de cette dernière dans une chaise bien inconfortable, mais elle n’est pas là pour passer un bon moment.

-         Madame Guérin, c’est un peu gênant. Aujourd’hui, votre fils a refusé qu’un nouveau camarade s’installe à côté de lui. Je lui ai demandé de s’excuser et de le laisser s’asseoir. Il s’est mis à hurler et a fondu en larmes. Il s’est calmé assez rapidement, mais lors de la récréation, après la cantine, il s’en est pris physiquement à un autre camarade.
-          Je ne comprends pas. Jules n’est pas violent. Il ne veut jamais jouer au foot avec les autres. Il a peur de prendre des coups. Ses cousins le traitent de poule mouillée.
-          Il semblerait que les choses changent. Votre fils est perturbé, Madame Guérin. L’autre jour, je leur ai demandé de se mettre en rang deux par deux. Jules n’a pas voulu se mettre avec un autre enfant. Il a dit qu’il était déjà avec Oscar. Le problème, Madame Guérin, est qu’il n’y a aucun Oscar dans la classe et que votre fils était bien tout seul…
-          Vous avez dit… Oscar ? demande-t-elle d’une toute petite voix.
-          Madame Guérin, êtes-vous sûre que tout va bien ? Lydia, allez donc chercher un verre d’eau.
-       Je suis désolée. Il… Il… faut… que j’y aille articule-t-elle péniblement, le corps parcouru de frissons.
-          Drôle de famille, ne peut s’empêcher de dire l’institutrice.

Ève-Marie récupère son fils qui l’attend dans le couloir. Il est assis sur une chaise qui ne lui paraît pas bien grande et pourtant ses jambes blanches et fines parsemées de quelques bleus pendent dans le vide. Elle lui adresse un faible sourire et il prend sa main sans dire un mot. Ils montent dans la voiture toujours en conservant le silence.

-         Maman, c’est vrai que je suis fou ? demande Jules alors qu’Ève-Marie fixe le dernier feu rouge avant la maison.
-          Pourquoi dis-tu ça ?
-          C’est Jordan qui a dit que j’étais cinglé.
-        Tu n’es pas fou, mon chéri. Je suis désolée. Tout est de ma faute. J’aurais dû t’en parler il y a bien longtemps. Je ne sais pas par où commencer.
-          C’est une histoire avec des « il était une fois » et des chevaliers ?
-          Non, mon chéri. C’est une histoire vraie.
-          Ah.
-          Quand tu… étais dans mon… ventre, il y avait… un autre bébé avec toi.
-          Il est passé où ?
-          Laisse-moi parler, sinon je ne vais pas y arriver, ok ? Donc, il y  avait un autre bébé en même temps que toi. Vous êtes arrivés plus tôt que prévus. Ils ont essayé de le sauver, les docteurs, je veux dire. J’ai failli vous perdre tous les deux. Ils ont réussi à te sauver, mais pas lui. Tu es resté un moment à l’hôpital. Tu étais si petit, si fragile. Te regarder me faisait mal. Je vous imaginais à deux, partageant tout, grandissant en miroir, à travers le regard de l’autre. Tout aurait été en double, les peines comme les joies.



En même temps qu’elle lui racontait, elle voyait défiler des images. Elle se souvenait d’une conversation à la suite de l’échographie qui avait annoncé et confirmé la présence de deux bébés.


-          Jules et Oscar avait-elle dit. Oscar comme le titre de ce film avec Louis de Funès, son acteur fétiche.
-         D’accord pour Jules, mais Oscar non, avait répondu Maxime, son mari. Son patron était depuis peu le père d’un petit Oscar. Il était hors de question que l’un de ses fils porte le même prénom. Et puis ça sonnait comme César. Jules et César ou Oscar, non vraiment ce n’était pas possible. Ils s’étaient mis d’accord pour l’appeler Constant.

Le plus douloureux fut de voir un seul prénom sur le faire-part de naissance. « Ève-Marie et Maxime sont heureux de vous annoncer la naissance de leur fils, Jules » disait le texte. Heureux ? Comment pouvait-on l’être ? Fils prenait toujours un « s » qu’il soit singulier ou pluriel voilà ce à quoi elle pensait. Bien sûr tout le monde se taisait, faisait semblant de partager ce bonheur amputé.
Lorsqu’elle avait appris qu’elle était enceinte, elle ne sut pas si elle devait hurler de joie ou se calfeutrer dans sa chambre pour digérer la nouvelle. Elle qui ne retrouvait jamais rien dans son sac, comment allait-elle pouvoir être responsable d’un petit être. Bien sûr, il y avait Maxime, son cher mari, mais il était si souvent absent. Elle s’imaginait l’enfant dans les bras, arpentant la maison de long en large pour taire ses cris. Elle, l’angoissée, comment ferait-elle si elle ne parvenait pas à comprendre son enfant, s’il ne l’aimait pas ou pire, si elle ne l’aimait pas. Elle ne pensait pas avoir l’instinct maternel. Les enfants l’énervaient plus qu’autre chose. Ceux qui se roulaient dans les magasins parce qu’ils voulaient une énième voiture ou un Kinder surprise dont ils avaient déjà toutes les surprises et dont ils n’aimaient pas vraiment le chocolat. Ceux qui, inévitablement, se retrouvaient dans le compartiment du train qui l’emmenait chez ses parents, qui l’empêchaient de faire quoi que ce soit et qui lui collaient une bonne migraine et la rendaient agressive envers tout et tous. Elle jetait un regard noir aux parents à qui on avait dû injecter un mystérieux antidote, car les cris ne semblaient pas les déranger. Ils étaient immunisés ou alors, se disait-elle, on perçoit moins le bruit de sa propre progéniture que celui d’étrangers.
Oui, elle avait du mal à supporter les enfants des autres. Et le sien ? Elle pensait à sa mère qui avait élevé cinq enfants sans jamais hausser la voix, lui semblait-il. Étaient-ils des enfants exemplaires ou sa mère avait-elle un pouvoir spécial qu’elle lui transmettrait lorsqu’elle viendrait lui rendre visite à la maternité, de même qu’une personne à l’article de la mort en profite pour révéler un secret dans un dernier soupir ?
Ses amies déjà mères semblaient maîtriser la situation. Pourquoi en serait-il autrement pour elle ? Des milliards de femmes étaient passées par là, il n’y avait pas de raison qu’elle n’y arrive pas. Elle commençait tout juste à s’en convaincre lorsque le médecin lui apprit que deux petits cœurs battaient juste en-dessous du sien. Elle s’était mise à paniquer. Elle se posait plein de questions. Un premier enfant, c’était déjà un bouleversement, mais deux ? Elle avait peur de les confondre, de leur attribuer un prénom et de ne plus savoir qui était qui, de devoir leur laisser à vie un bracelet pour les distinguer. C’est vrai ça, comment faisait-on pour savoir ? Après, quand ils seraient grands, ils joueraient de cette ressemblance et la feraient tourner en bourrique ainsi que leurs professeurs et amis.


-          Tu verras, des jumeaux c’est moins de travail car ils s’occupent entre eux, lui disait-on.
-         Ah la la, tu as une chance folle, entendait-elle également. Si elle était aussi chanceuse, elle aurait dû gagner ne serait-ce que 100 euros aux jeux de grattage pensait-elle.
  

Dans les félicitations de certaines de ses amies, elle sentait poindre une once de jalousie.
Et si elle était une de ses mères incapable d’aimer ses enfants ? Elle était tombée sur un reportage à la télévision lorsque Maxime et elle avaient fait le road trip de leurs rêves aux USA. Après avoir dîné dans le restaurant sans prétentions, mais correct du motel dans lequel ils faisaient halte, ils avaient regagné leur chambre située au premier et dernier étage du bâtiment situé à l’arrière de la réception. La pluie tambourinait sur la charpente et le vent soulevait les rideaux. Ève-Marie avait l’impression d’être dans un film d’horreur minable, mais en dehors de la météo lugubre, tout allait pour le mieux. Comme à son habitude, Maxime s’était vite endormi tandis qu’elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, probablement sous l’effet du décalage horaire. Elle avait zappé de chaînes en chaînes jusqu’à tomber sur ce reportage terrifiant dont elle ne pouvait toutefois se détacher. Il parlait de ces mères atteintes d’un syndrome dont le nom ne lui revenait plus. Il était notamment question d’une femme qui avait eu plusieurs enfants et qui les avaient étouffés. À chaque naissance, elle renouvelait l’inimaginable opération. Cette nuit-là, elle ne put fermer l’œil un seul instant.  


Maxime avait été fou de joie en apprenant qu’il allait être père et totalement transporté lorsqu’il apprit qu’ils étaient deux. Il se voyait avec ses fils, leur apprenant à tirer des lancers francs  et toutes ces choses qu’un père pouvait partager.


Oscar n’était pas un ami créé par l’imagination débordante d’un enfant de sept ans comme l’avait laissé entendre l’institutrice. Il était le frère mort-né qu’ils avaient tu. Parfois, Ève-Marie entendait Jules parler tout seul dans sa chambre. Elle souriait en imaginant qu’il se racontait des histoires commençant toutes par « on dirait que ». Elle réalisait maintenant qu’il lui parlait, qu’il parlait à ce frère, son frère, cette moitié perdue, mais toujours présente.  


Lorsqu’elle était rentrée de la maternité, les traces d’une future vie à quatre avaient été gommées. Elle avait eu du mal à passer le seuil de la chambre. Sur la porte, elle voyait encore les traces des huit lettres en bois que Maxime avait fixées sous les ordres contradictoires d’Ève-Marie : « non plus bas. Plus au centre. C’est trop droit. Il y a trop d’espace entre le C et le O ». Une fois les lettres des deux prénoms posées, les futurs parents avaient hoché simultanément la tête de satisfaction. Elle avait voulu le prendre dans ses bras, mais gênée par son gros ventre elle l’entraîna dans un rire mêlé de larmes de bonheur.


-         Je n’ai pas pu, pas su m’occuper de toi quand nous sommes rentrés à la maison, reprit-elle. Je te voyais dans ton petit lit, je me disais que tout était de ma faute, qu’il fallait être d’un égoïsme fou pour faire des enfants et leur imposer ça. En vous donnant la vie, je vous avais aussi transmis la mort. Le « miracle de la vie »…
-          Maman ?
-          Tu parles d’un miracle !
-          Maman ?
-          Oui mon chat.
-          Maman ?
-          Tu as des questions ? Je t’écoute.
-          Mamaaaaaan ?
-          Oui ?
-          Quand est-ce qu’on mange ?