C’est leur
anniversaire de mariage. Elle avait tout juste 20 ans lorsqu’elle avait passé
la robe blanche et gravi les marches de l’église au bras de son père. C’était
la première fois qu’elle voyait ce dernier ému jusqu’aux larmes. Des années
plus tard, elle l’aime comme au premier jour. Il n’y a pas eu d’orage dans leur
relation, peut-être quelques nuages, vite balayés. Ses amies divorcées lui
disent : « il doit avoir une maîtresse ? Une relation aussi
idyllique ne peut pas exister ». Il avait du mal à faire deux choses en
même temps, comment aurait-il pu mener deux relations de front ? Il y
aurait bien eu un moment où il aurait mélangé les prénoms, semé des indices,
oublié une trace de rouge à lèvres sur le col de sa chemise. Non, elle savait
qu’il lui était fidèle. Ce matin, il était parti au travail en lui disant
qu’elle aurait une surprise, lorsqu’il rentrerait. Elle n’aimait pas trop ça,
les surprises, mais les siennes étaient toujours réussies et ne la mettaient
jamais dans l’embarras.
Elle attend
son retour. Elle se décide pour cette robe vert émeraude, sa préférée, celle
qui fait ressortir la couleur de ses yeux, lui dit-il à chaque fois. Elle
s’assoit face au miroir posé sur le bureau, lui-même échoué sur le palier le
temps qu’ils repeignent la chambre qui fut celle de leur fils, 18 ans durant.
Elle brosse ses fins cheveux en fredonnant « j’ai mis de l’ordre à mes
cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux ». Elle se prend à rouler les
« R ». Elle repense à ce 3 mai 1987 où elle avait appris la
disparition de la chanteuse. Son mari la trouva en larmes dans la cuisine. Il
ne comprenait pas pourquoi elle se mettait dans un tel état pour quelqu’un
qu’elle ne connaissait qu’à travers les chansons et les unes de magazines. Elle
savait bien qu’il la trouvait ridicule, mais cette femme et sa voix si
particulière la touchaient profondément. Elle allait parfois sur sa tombe y
déposer une rose tout en chantant « que sont devenues les fleurs du temps
qui passe, que sont devenues les fleurs du temps passé ». Il disait qu’il n’avait jamais entendu
quelqu’un chanter aussi faux tout en y mettant autant de cœur. Un reproche qui
sonnait comme un compliment.
Elle regarde
sa montre toutes les cinq minutes. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Elle
détestait que l’on arrive en retard et il le savait. Un bruit lui parvient. Il
doit s’agir du chat qui va et vient à sa guise. Une fois, elle l’avait cru
perdu pour de bon. Il avait été enfermé dans le garage du voisin pendant plus d’une
semaine. Lorsqu’il avait fini par rentrer, le chat avait bondi comme un diable,
le poil hérissé, le dos rond, feulant et crachant. Une panthère noire électrisée
et affamée.
Oh et si elle
mettait le bracelet qu’il aime tant ? Elle se sent aussi légère qu’une
adolescente à son premier rendez-vous. Elle sort sa boîte à bijoux de la petite
table située à côté du lit. Elle s’empare du bracelet mais ne parvient pas à
trouver les boucles assorties. Elle referme le tiroir. Quelque chose le bloque.
Une enveloppe à soufflet. Qu’est-ce
qu’elle peut bien faire là ? Elle l’ouvre et quelques photos en tombent.
Il y a celle de leur mariage, identique à celle qui figure fièrement en
première page de l’album-photo de leur vie. Sur la deuxième, on peut y voir son
premier-né dans les bras d’un tout jeune papa. Sur la troisième, son fils souriant
dévoile une dent cassée sur le rebord du trottoir lorsqu’il apprenait à faire
du vélo. Sur la suivante, elle pose devant la maison d’Edmond Rostand à
Cambo-les-Bains, son fils masquant son visage dans les plis de sa robe. La prochaine, montre la petite famille
agrandie par l’arrivée d’un second fils.
Elle s’apprête à découvrir la suivante, mais elle lui échappe des mains
et comme les tartines, le bon côté atterri face au sol. Elle se penche pour la
ramasser. Ce n’est pas une photo. Le papier n’a pas la même consistance, ni le
même format. C’est un carton rectangulaire. Elle le retourne et a l’impression
que le sol s’ouvre sous ses pieds. Elle
se raccroche au bord du lit. Comment est-ce possible ? Là, parmi tous les
noms, l’un d’entre eux est inscrit en
gras après une terrible phrase :
… ont la douleur de
vous faire part du décès de
Survenu le 3 septembre 1993 à
Saint-Germain en laye
Raymond, son
cher mari ? Ce n’est pas possible. Une mauvaise blague. Il faut qu’elle
retrouve ses esprits. De l’eau, il lui faut de l’eau. Ses jambes ne la portent
plus, mais elle rejoint néanmoins la salle de bains attenante. Elle ouvre le
robinet en grand et s’asperge le visage pendant de longues minutes. De son poing, elle dessine un cercle dans la
buée qui s’est formée sur la glace. Que lui arrive-t-il ? Elle ne se
reconnaît pas. Elle y voit une femme âgée, les cheveux couleur argent noués en
un vague chignon. Elle a l’impression de voir sa mère. Ses mains sont parsemées
de taches de vieillesse. Son alliance semble incrustée dans la chair de ses articulations
gonflées. Affolée, elle se rend sur le palier. Elle réalise qu’elle n’est pas
chez elle. Disparu, le miroir sur le bureau. Il n’y a pas plus de bureau que de
palier. Elle se retrouve dans un couloir et se heurte à un chariot rempli de
balais et de chiffons.
Il faut qu’elle
retourne chez elle et tout rentrera dans l’ordre. S’il arrive et qu’elle n’est
pas là, que va-t-il penser ?
-
Madame Poussin ? Où allez-vous ?
-
Qui êtes-vous ?
-
Allons, Madame Poussin, venez. Je vous raccompagne
dans votre chambre dit la jeune femme en la saisissant calmement mais fermement
par le bras.
-
Lâchez-moi. Je veux rentrer chez moi !
-
C’est ici, chez vous Madame Poussin lui
répond-elle en l’aidant à s’asseoir sur le lit. Tenez, vous avez de la visite,
ajoute-t-elle alors que l’on frappe à la porte laissée entrouverte.
-
Oh Raymond ! Enfin, te voilà ! Tu es
si beau.
-
Maman, c’est moi Étienne. Ton Fils.
Elle a oublié
que Raymond était mort le jour de leur anniversaire de mariage. Elle l’avait
attendu jusqu’à ce qu’elle reçoive un coup de fil de sa secrétaire. Terrassé
par une crise cardiaque, le 3 septembre 1993. C’était il y a vingt-ans. Elle
avait maintenant quatre-vingt ans. Pendant plusieurs années, elle n’avait cessé
de répéter que tout allait bien et c’était le cas, jusqu’à ce qu’on la retrouve
à contresens sur l’autoroute et que les autres décident pour elle que ça n’allait
pas, que ça n’allait plus.
Saisissant. Troublant. Touchant. Plein de tendresse.
RépondreSupprimerMerci pour ce magnifique texte triste.
Un texte aussi triste que joli.
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