lundi 5 mai 2014

Une si petite fille





Julien rentrait de déplacement. C’était un vendredi soir. Il avait hâte de voir sa fille qui semblait changer dès qu’il avait le dos tourné. En poussant la porte, il avait été surpris de trouver Irène, sa femme, dans sa petite robe noire qu’elle n’avait pas portée depuis… depuis bien trop longtemps à son goût. Elle était maquillée et avait relevé ses cheveux laissant voir sa nuque de danseuse. Il l’enlaça et plongea sa tête dans son cou pour humer son parfum. Il devait y avoir des milliers de femmes qui portaient le même que le sien, mais sur sa peau, il semblait dévoiler des arômes uniques.

-          Home, sweet home…  Bonsoir chérie !
-          Tiens, dit-elle en lui tendant un verre de vin.
-          Quel accueil ! Où est Chloé ? Le train a eu du retard, j’espérais, pour une fois, rentrer avant qu’elle ne soit couchée, avoua-t-il en desserrant sa cravate.
-          Elle passe la nuit chez Maman.
-          Oh… je vois. Et ça te fait quel effet ?
-          Je noie mon chagrin dans l’alcool, comme tu le vois, dit-elle dans un sourire.

Il n’en revenait pas. C’était la première fois depuis la naissance de Chloé qu’ils se retrouvaient à deux. Ils étaient déboussolés par l’absence de leur fille. Ils auraient pu en profiter pour passer une nuit paisible, mais malgré tout, ils gardèrent une oreille attentive, guettant les pleurs nocturnes habituels de Chloé. Ils avaient l’impression de l’entendre dans le silence de l’appartement, comme si les murs gardaient les sons en mémoire pour les restituer par la suite. Il y avait longtemps qu’Irène n’avait pas dormi une nuit complète. Avant la naissance de Chloé, elle ne trouvait plus le sommeil, ne sachant que faire de ce gros ventre qui la condamnait à dormir sur le dos. Cela lui rappelait des points de suture au visage durant son enfance qui l’avaient forcée à abandonner sa position fétiche. Du jour au lendemain, elle avait également dû arrêter de sucer son pouce car cela tirait sur sa plaie.  Elle trouvait que dormir sur le dos ou plutôt la période qui précédait le sommeil invitait beaucoup trop à la réflexion. Les yeux ouverts, elle  projetait alors ses peurs et ses angoisses de future mère en fixant le plafond qui, même dans le noir, semblait toujours trop blanc.

Malgré la fatigue accumulée au cours de cette semaine riche en déplacements, Julien se réveilla aux aurores le samedi matin. Il avait beau lutter, son horloge interne le tirait du lit avec une rigueur que lui enviait le réveil de la chambre qui, si on ne le surveillait pas, se laisser aller à trois puis quatre minutes d’écart avec l’heure exacte. 

En temps normal, le week-end, il allait à la boulangerie en trottinant. Il revenait avec son trophée encore tiède et odorant puis s’éternisait sous une douche bien chaude et prenait le petit-déjeuner avec femme et enfant. En voyant le pain, Chloé tapait ses petites mains potelées l’une contre l’autre et en réclamait d’un gazouillis strident. Chloé s’emparait de l’objet du délice et le portait à sa bouche jusqu’à ce qu’il prenne l’aspect d’une bouillie qui collait à ses doigts et à tout ce qui était à sa portée. 

           Ce matin, il se sentait fatigué par sa longue semaine. La bouteille de vin entamée la veille se rappelait à lui. Il s’était résolu à emprunter la voiture de sa femme. Il y avait peu de monde à la boulangerie. Il n’avait pas jugé nécessaire de verrouiller la voiture. Une fois dehors, il avait posé le pain et les viennoiseries sur le siège passager en pensant à Irène qui lui reprocherait les miettes sur l’assise. Il lui parlerait des poils de chat qui collaient à ses vêtements et ils seraient quittes. Sa tension était montée d’un cran lorsqu’en dépassant des voitures stationnées, une portière s’était brusquement ouverte. Il avait alors fait une embardée vers la gauche et avait frôlé la collision avec un véhicule venant en sens inverse. Cela lui avait valu une volée d’insultes. Tout ce qui lui importait, était que la voiture d’Irène soit intacte. Il imaginait déjà sa tête s’il avait dû lui expliquer qu’il avait eu un léger accident. Il faut bien avouer qu’Irène était maniaque. Elle ne supportait déjà pas qu’on lui rende un de ses livres cornés ou abîmés. Il fallait toujours que ça tombe sur elle. La personne assurait que son vernis rose pétant était sec quand elle avait saisi le livre et n’expliquait pas les taches imprimées sur la tranche. Irène feuilletait alors avec une mine dégoûtée l’objet qui lui faisait alors plus penser à un flip book raté qu’à un livre. Elle disait «  ce sont des choses qui arrivent, un livre est fait pour vivre » mais jurait par derrière de ne plus jamais rien prêter.

Le temps du retour, Julien fredonna avec la radio pestant sur les publicités qu’il connaissait par cœur, malgré lui. Il y avait celle pour une chaîne de supermarché qui l’agaçait particulièrement. Il ne supportait plus la voix, reconnaissable entre mille, du type qui passait son temps à argumenter sur les produits en promotion avec sa femme, sa belle-mère, son ami, ses enfants. Il ne manquait plus que le chien. Quoiqu’en cherchant, il devait bien en avoir une sur les croquettes et autres pâtées César en promo. 

L’appartement était toujours silencieux à son retour. Il s’affairait à préparer la table du petit déjeuner lorsque le téléphone se mit à sonner. 

-          Allo, Julien ?

Contrairement à ses collègues ou amis qui critiquaient régulièrement leur belle-mère, Julien appréciait beaucoup la sienne. Marcelline faisait plus jeune que son âge, elle était dynamique et profitait de sa récente retraite avec une énergie débordante que lui enviait sa propre fille. 

-          Bonjour Marcelline, comment ça va ?
-          J’appelle pour souhaiter une bonne fête à ma petite-fille adorée.
-         
-          Allo ? Allo ? Ce téléphone va me rendre folle. Julien, tu m’entends ?
-          Oui oui.
-          Je disais que j’appelais pour souhaiter une bonne fête à  ma petite Chloé.
-         
-          Mais c’est pas vrai, ça recommence !
-         
-          Julien ? Julien ?
-          Chloé… n’est pas chez vous ?
-          Non, quelle idée !
-          Je… je vous rappelle
-          Qu’y a-t-il ?

En guise de réponse, Marcelline n’obtint qu’une succession de bips.

Julien avait traversé l’appartement et s’était jeté sur Irène qui dormait toujours.

-          Où est Chloé ?
-          Hmmm ? Qu’est-ce qu’il y a ?
-          Où est ma fille ?
-          Chez ma mère, prononça-t-elle la voix pâteuse.
-          Ta mère vient d’appeler. Ne me mens pas. Dis-moi où est Chloé ?
-          Je suis désolée… Je ne voulais pas.
-          Tu ne voulais pas quoi ?
-          Lâche mon bras, tu me fais mal !
-          Où est-elle, putain ? Qu’es-tu en train de me dire ? C’est pas vrai, mais c’est pas vrai !
-          Dans la voiture…
-          Quoi, dans la voiture ?
-          Elle est dans la voiture.


Il ne contrôlait plus aucun de ses gestes.  La porte d’entrée avait heurté le mur dans un fracas dont les voisins se plaindront. Il appuya sur le bouton pour appeler l’ascenseur. Rien ne semblait bouger. Il n’avait pas le temps d’attendre. Les cinq étages à descendre lui semblèrent interminables. 


Une fois en bas, il croisa madame Richard et Pudding, son caniche aussi vieux, frisé et lent qu’elle. L’animal, sûrement aveugle, prit peur en sentant la présence brusque et soudaine de Julien. En temps normal, il s’arrêtait pour parler un peu avec elle. La vieille dame perdait la tête, il pouvait lui sortir une histoire à dormir debout, le lendemain elle aurait tout oublié. En revanche, elle lui parlerait avec précision du jour de la communion de son frère qui avait failli tourner au drame lorsque son cierge avait rencontré l’aube de celui qui le précédait.


Julien n’entendit pas ce que sa voisine lui dit. Ce samedi 5 octobre, il était devenu sourd à ce qui l’entourait. Seuls les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes. Le col de son t-shirt le serrait à la gorge. À moins que ce ne soit sa gorge elle-même. Il n’arrivait plus à déglutir. Le soleil rasant de l’automne lui brûlait les yeux. Tout était si confus, il ne se souvenait plus de l’endroit où il s’était garé quelques minutes auparavant, quand il était encore persuadé que le soleil augurait d’une belle journée. Il tourna la tête de gauche à droite puis de droite à gauche avant de repérer leur voiture.


Il s’en était servi le matin même comment n’avait-il pu ne rien voir ?  Il se dit un instant que cette histoire n’était pas réelle, qu’il allait se réveiller en sueur en criant le prénom de sa fille. Il se lèverait et il la trouverait paisiblement endormie dans son petit lit.


 Il lui restait une chose à vérifier. Une seule. Il se dirigea à l’arrière de la voiture. La bile remontait. Il entendit le déclic signifiant que le coffre s’ouvrait. Il plissa les yeux en espérant qu’ainsi l’horreur n’aurait pas lieu. Elle était bien là. Elle n’avait pas encore un an.


Irène passait tout son temps avec Chloé depuis sa naissance. À vrai dire, depuis son congé maternité, ses journées étaient entièrement dédiées à sa fille. Elle vivait le fameux « congé mat », expression utilisée par ses collègues qu’elle avait en horreur. Pourquoi fallait-il toujours raccourcir les choses ? On ne déjeunait plus on se faisait un « déj ». Les restaurants gastronomiques devenaient les peu ragoûtants « gastro ». À défaut de pouvoir rattraper le temps après lequel on ne cessait de courir, on économisait sur les mots.


Les premiers temps, Irène avait cru que sa fille ne la laisserait plus jamais dormir. Lorsqu’elle parvenait enfin à l’endormir, il y avait les portes des voisins qui claquaient et qui la réveillait.


-          Tu veux quoi, hein ? Qu’est ce que tu veux ?


Elle lui criait dessus, implorant un signe, un indice sur ses pleurs qui la rendaient dingue. Elle la nourrissait, surveillait sa température et sa couche. Rien n’y faisait. Quand son père rentrait et chez le médecin, la petite était différente, plus calme. Ils ne comprenaient pas. Elle exagérait. On ne la croyait pas, elle n’en parlait plus. Elle prétendait que tout allait bien puisque, selon les autres, tel était le cas. « Vous avez une magnifique petite fille », lui disait-on.


Si Julien avait été plus présent, s’il était rentré plus tôt le soir, il aurait pu voir qu’Irène n’y arrivait pas, qu’elle n’en pouvait plus. Il travaillait trop. Ils ne se voyaient que quelques heures le soir et encore, quand il n’était pas à droite, à gauche pour son travail. Ces quelques heures et le week-end elle n’avait qu’à enfiler son masque de mère épanouie et heureuse. Faire semblant était devenu son quotidien.


Qu’allaient-ils devenir ? se demanda Julien. Et cette promotion qu’il devait avoir sous peu ? Pourquoi avait-il fallu que ça arrive justement maintenant. A moins que… Après tout, que risquaient-ils à essayer ?


Irène irait au parc, celui où il y a toujours du monde, pas le vague espace vert au pied de l’immeuble. Il faisait particulièrement bon en ce début d’automne. L’été indien jouait les prolongations. C’était cliché, mais elle avait toujours cet air de Joe Dassin en tête. Elle était encore bien jeune quand le chanteur était mort, mais sa mère lui vouait un tel culte que le jour de sa disparition elle avait eu l’impression d’avoir perdu un oncle.


De temps en temps, elle se pencherait et adresserait quelques sourires et mots en direction de la poussette. Elle feuilletterait un magazine féminin promettant en couverture de répondre à la question Comment mieux vivre en couple ?

 
Elle veillerait d’un œil derrière ses lunettes de soleil puis finirait par s’endormir. Elle se réveillerait. Elle se pencherait sur la poussette et là, elle arracherait la couverture bien remontée  pour éviter le trop-plein de lumière, elle abaisserait la capote et hurlerait : « on m’a volé mon bébé ! » Elle manquerait de s’évanouir. D’abord surpris et méfiants, les autres parents présents viendraient bientôt à sa rencontre, l’un d’eux appellerait la police et une autre histoire commencerait. 


Bientôt, Irène et Julien s’exprimeraient devant les caméras les yeux mouillés. Elle se maudirait d’avoir fermé l’œil quelques minutes à peine. Derrière leurs écrans, les parents prendraient un air grave en se disant que ça aurait pu arriver à n’importe qui puis, sans transition, passeraient à table. Pendant que les assiettes se rempliraient, en arrière-plan, Irène réclamerait son bébé, supplierait le ravisseur, car, oui, maintenant elle se souvenait d’un homme qui était là, tout à l’heure, sur un banc situé à l’écart. Il tenait un roman entre ses mains. À la réflexion, il ne semblait pas en tourner les pages. Il avait profité du sommeil en retard de la jeune mère pour repartir avec son bébé, sa si petite fille.