Julien
rentrait de déplacement. C’était un vendredi soir. Il avait hâte de voir sa
fille qui semblait changer dès qu’il avait le dos tourné. En poussant la porte,
il avait été surpris de trouver Irène, sa femme, dans sa petite robe noire
qu’elle n’avait pas portée depuis… depuis bien trop longtemps à son goût. Elle
était maquillée et avait relevé ses cheveux laissant voir sa nuque de danseuse.
Il l’enlaça et plongea sa tête dans son cou pour humer son parfum. Il devait y
avoir des milliers de femmes qui portaient le même que le sien, mais sur sa
peau, il semblait dévoiler des arômes uniques.
-
Home,
sweet home… Bonsoir chérie !
- Tiens, dit-elle en lui tendant un verre
de vin.
-
Quel accueil ! Où est Chloé ? Le train
a eu du retard, j’espérais, pour une fois, rentrer avant qu’elle ne soit
couchée, avoua-t-il en desserrant sa cravate.
-
Elle passe la nuit chez Maman.
-
Oh… je vois. Et ça te fait quel effet ?
-
Je noie mon chagrin dans l’alcool, comme tu le
vois, dit-elle dans un sourire.
Il n’en
revenait pas. C’était la première fois depuis la naissance de Chloé qu’ils se
retrouvaient à deux. Ils étaient déboussolés par l’absence de leur fille. Ils
auraient pu en profiter pour passer une nuit paisible, mais malgré tout, ils
gardèrent une oreille attentive, guettant les pleurs nocturnes habituels de
Chloé. Ils avaient l’impression de l’entendre dans le silence de l’appartement,
comme si les murs gardaient les sons en mémoire pour les restituer par la suite.
Il y avait longtemps qu’Irène n’avait pas dormi une nuit complète. Avant la
naissance de Chloé, elle ne trouvait plus le sommeil, ne sachant que faire de
ce gros ventre qui la condamnait à dormir sur le dos. Cela lui rappelait des
points de suture au visage durant son enfance qui l’avaient forcée à abandonner
sa position fétiche. Du jour au lendemain, elle avait également dû arrêter de
sucer son pouce car cela tirait sur sa plaie. Elle trouvait que dormir sur le dos ou plutôt
la période qui précédait le sommeil invitait beaucoup trop à la réflexion. Les yeux
ouverts, elle projetait alors ses peurs
et ses angoisses de future mère en fixant le plafond qui, même dans le noir,
semblait toujours trop blanc.
Malgré la
fatigue accumulée au cours de cette semaine riche en déplacements, Julien se
réveilla aux aurores le samedi matin. Il avait beau lutter, son horloge interne
le tirait du lit avec une rigueur que lui enviait le réveil de la chambre qui, si
on ne le surveillait pas, se laisser aller à trois puis quatre minutes d’écart
avec l’heure exacte.
En temps
normal, le week-end, il allait à la boulangerie en trottinant. Il revenait avec
son trophée encore tiède et odorant puis s’éternisait sous une douche bien
chaude et prenait le petit-déjeuner avec femme et enfant. En voyant le pain,
Chloé tapait ses petites mains potelées l’une contre l’autre et en réclamait
d’un gazouillis strident. Chloé s’emparait de l’objet du délice et le portait à
sa bouche jusqu’à ce qu’il prenne l’aspect d’une bouillie qui collait à ses
doigts et à tout ce qui était à sa portée.
Ce
matin, il se sentait fatigué par sa longue semaine. La bouteille de vin entamée
la veille se rappelait à lui. Il s’était résolu à emprunter la voiture de sa
femme. Il y avait peu de monde à la boulangerie. Il n’avait pas jugé nécessaire
de verrouiller la voiture. Une fois dehors, il avait posé le pain et les
viennoiseries sur le siège passager en pensant à Irène qui lui reprocherait les
miettes sur l’assise. Il lui parlerait des poils de chat qui collaient à ses
vêtements et ils seraient quittes. Sa tension était montée d’un cran lorsqu’en
dépassant des voitures stationnées, une portière s’était brusquement ouverte.
Il avait alors fait une embardée vers la gauche et avait frôlé la collision
avec un véhicule venant en sens inverse. Cela lui avait valu une volée
d’insultes. Tout ce qui lui importait, était que la voiture d’Irène soit
intacte. Il imaginait déjà sa tête s’il avait dû lui expliquer qu’il avait eu
un léger accident. Il faut bien avouer qu’Irène était maniaque. Elle ne
supportait déjà pas qu’on lui rende un de ses livres cornés ou abîmés. Il
fallait toujours que ça tombe sur elle. La personne assurait que son vernis
rose pétant était sec quand elle avait saisi le livre et n’expliquait pas les
taches imprimées sur la tranche. Irène feuilletait alors avec une mine dégoûtée
l’objet qui lui faisait alors plus penser à un flip book raté qu’à un livre.
Elle disait « ce sont des choses qui arrivent, un livre est fait pour
vivre » mais jurait par derrière de ne plus jamais rien prêter.
Le temps du
retour, Julien fredonna avec la radio pestant sur les publicités qu’il
connaissait par cœur, malgré lui. Il y avait celle pour une chaîne de supermarché
qui l’agaçait particulièrement. Il ne supportait plus la voix, reconnaissable
entre mille, du type qui passait son temps à argumenter sur les produits en
promotion avec sa femme, sa belle-mère, son ami, ses enfants. Il ne manquait
plus que le chien. Quoiqu’en cherchant, il devait bien en avoir une sur les
croquettes et autres pâtées César en promo.
L’appartement
était toujours silencieux à son retour. Il s’affairait à préparer la table du
petit déjeuner lorsque le téléphone se mit à sonner.
-
Allo, Julien ?
Contrairement
à ses collègues ou amis qui critiquaient régulièrement leur belle-mère, Julien
appréciait beaucoup la sienne. Marcelline faisait plus jeune que son âge, elle
était dynamique et profitait de sa récente retraite avec une énergie débordante
que lui enviait sa propre fille.
-
Bonjour Marcelline, comment ça va ?
- J’appelle
pour souhaiter une bonne fête à ma petite-fille adorée.
-
…
-
Allo ? Allo ? Ce téléphone va me
rendre folle. Julien, tu m’entends ?
-
Oui oui.
-
Je disais que j’appelais pour souhaiter une
bonne fête à ma petite Chloé.
-
…
-
Mais c’est pas vrai, ça recommence !
-
…
-
Julien ? Julien ?
-
Chloé… n’est pas chez vous ?
-
Non, quelle idée !
-
Je… je vous rappelle
-
Qu’y a-t-il ?
En guise de
réponse, Marcelline n’obtint qu’une succession de bips.
Julien avait
traversé l’appartement et s’était jeté sur Irène qui dormait toujours.
-
Où est Chloé ?
-
Hmmm ? Qu’est-ce qu’il y a ?
-
Où est ma fille ?
-
Chez ma mère, prononça-t-elle la voix pâteuse.
-
Ta mère vient d’appeler. Ne me mens pas. Dis-moi
où est Chloé ?
-
Je suis désolée… Je ne voulais pas.
-
Tu ne voulais pas quoi ?
-
Lâche mon bras, tu me fais mal !
-
Où est-elle, putain ? Qu’es-tu en train de
me dire ? C’est pas vrai, mais c’est pas vrai !
-
Dans la voiture…
-
Quoi, dans la voiture ?
-
Elle est dans la voiture.
Il ne
contrôlait plus aucun de ses gestes. La
porte d’entrée avait heurté le mur dans un fracas dont les voisins se plaindront.
Il appuya sur le bouton pour appeler l’ascenseur. Rien ne semblait bouger. Il
n’avait pas le temps d’attendre. Les cinq étages à descendre lui semblèrent
interminables.
Une fois en
bas, il croisa madame Richard et Pudding, son caniche aussi vieux, frisé et
lent qu’elle. L’animal, sûrement aveugle, prit peur en sentant la présence
brusque et soudaine de Julien. En temps normal, il s’arrêtait pour parler un
peu avec elle. La vieille dame perdait la tête, il pouvait lui sortir une
histoire à dormir debout, le lendemain elle aurait tout oublié. En revanche,
elle lui parlerait avec précision du jour de la communion de son frère qui
avait failli tourner au drame lorsque son cierge avait rencontré l’aube de
celui qui le précédait.
Julien n’entendit
pas ce que sa voisine lui dit. Ce samedi 5 octobre, il était devenu sourd à ce
qui l’entourait. Seuls les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes.
Le col de son t-shirt le serrait à la gorge. À moins que ce ne soit sa gorge
elle-même. Il n’arrivait plus à déglutir. Le soleil rasant de l’automne lui brûlait
les yeux. Tout était si confus, il ne se souvenait plus de l’endroit où il
s’était garé quelques minutes auparavant, quand il était encore persuadé que le
soleil augurait d’une belle journée. Il tourna la tête de gauche à droite puis
de droite à gauche avant de repérer leur voiture.
Il s’en était
servi le matin même comment n’avait-il pu ne rien voir ? Il se dit un instant que cette histoire n’était
pas réelle, qu’il allait se réveiller en sueur en criant le prénom de sa fille.
Il se lèverait et il la trouverait paisiblement endormie dans son petit lit.
Il lui restait une chose à vérifier. Une seule.
Il se dirigea à l’arrière de la voiture. La bile remontait. Il entendit le
déclic signifiant que le coffre s’ouvrait. Il plissa les yeux en espérant
qu’ainsi l’horreur n’aurait pas lieu. Elle était bien là. Elle n’avait pas
encore un an.
Irène passait
tout son temps avec Chloé depuis sa naissance. À vrai dire, depuis son congé
maternité, ses journées étaient entièrement dédiées à sa fille. Elle vivait le
fameux « congé mat », expression utilisée par ses collègues qu’elle
avait en horreur. Pourquoi fallait-il toujours raccourcir les choses ? On
ne déjeunait plus on se faisait un « déj ». Les restaurants
gastronomiques devenaient les peu ragoûtants « gastro ». À défaut de
pouvoir rattraper le temps après lequel on ne cessait de courir, on économisait
sur les mots.
Les premiers
temps, Irène avait cru que sa fille ne la laisserait plus jamais dormir. Lorsqu’elle
parvenait enfin à l’endormir, il y avait les portes des voisins qui claquaient
et qui la réveillait.
-
Tu veux quoi, hein ? Qu’est ce que tu
veux ?
Elle lui
criait dessus, implorant un signe, un indice sur ses pleurs qui la rendaient
dingue. Elle la nourrissait, surveillait sa température et sa couche. Rien n’y
faisait. Quand son père rentrait et chez le médecin, la petite était
différente, plus calme. Ils ne comprenaient pas. Elle exagérait. On ne la
croyait pas, elle n’en parlait plus. Elle prétendait que tout allait bien
puisque, selon les autres, tel était le cas. « Vous avez une magnifique
petite fille », lui disait-on.
Si Julien
avait été plus présent, s’il était rentré plus tôt le soir, il aurait pu voir
qu’Irène n’y arrivait pas, qu’elle n’en pouvait plus. Il travaillait trop. Ils
ne se voyaient que quelques heures le soir et encore, quand il n’était pas à
droite, à gauche pour son travail. Ces quelques heures et le week-end elle
n’avait qu’à enfiler son masque de mère épanouie et heureuse. Faire semblant était
devenu son quotidien.
Qu’allaient-ils
devenir ? se demanda Julien. Et cette promotion qu’il devait avoir sous
peu ? Pourquoi avait-il fallu que ça arrive justement maintenant. A moins
que… Après tout, que risquaient-ils à essayer ?
Irène irait au
parc, celui où il y a toujours du monde, pas le vague espace vert au pied de
l’immeuble. Il faisait particulièrement bon en ce début d’automne. L’été indien
jouait les prolongations. C’était cliché, mais elle avait toujours cet air de
Joe Dassin en tête. Elle était encore bien jeune quand le chanteur était mort,
mais sa mère lui vouait un tel culte que le jour de sa disparition elle avait
eu l’impression d’avoir perdu un oncle.
De temps en
temps, elle se pencherait et adresserait quelques sourires et mots en direction
de la poussette. Elle feuilletterait un magazine féminin promettant en
couverture de répondre à la question Comment
mieux vivre en couple ?
Elle
veillerait d’un œil derrière ses lunettes de soleil puis finirait par s’endormir.
Elle se réveillerait. Elle se pencherait sur la poussette et là, elle
arracherait la couverture bien remontée pour éviter le trop-plein de lumière, elle abaisserait
la capote et hurlerait : « on m’a volé mon bébé ! » Elle
manquerait de s’évanouir. D’abord surpris et méfiants, les autres parents
présents viendraient bientôt à sa rencontre, l’un d’eux appellerait la police
et une autre histoire commencerait.
Bientôt, Irène
et Julien s’exprimeraient devant les caméras les yeux mouillés. Elle se
maudirait d’avoir fermé l’œil quelques minutes à peine. Derrière leurs écrans,
les parents prendraient un air grave en se disant que ça aurait pu arriver à n’importe
qui puis, sans transition, passeraient à table. Pendant que les assiettes se
rempliraient, en arrière-plan, Irène réclamerait son bébé, supplierait le
ravisseur, car, oui, maintenant elle se souvenait d’un homme qui était là, tout
à l’heure, sur un banc situé à l’écart. Il tenait un roman entre ses mains. À
la réflexion, il ne semblait pas en tourner les pages. Il avait profité du
sommeil en retard de la jeune mère pour repartir avec son bébé, sa si petite
fille.