Il y avait des
jours avec et des jours sans. Je le
savais. Les jours sans, il flottait dans l’air une tension qui s’infiltrait sous la porte de ma chambre,
emportait la poussière dans un tourbillon invisible, m’enveloppait, me
chatouillait les narines et me réveillait. Ces jours-là, je n’avais pas intérêt
à avoir quelque chose à demander.
Maman était en
arrêt maladie. Ca voulait dire qu’elle n’allait plus travailler et ne se levait
plus le matin pour prendre son petit-déjeuner avec moi. Elle se passionnait
pour des séries télés sans fin avec des acteurs aux yeux trop bleus et aux
dents trop blanches. Elle aurait été incapable de citer le prénom de cinq de
mes copains de classe, mais elle connaissait parfaitement ceux des personnages
de son feuilleton préféré. Parfois, elle ne se levait pas tout court. J’allais
la voir avant de partir pour l’école. J’entrais sur la pointe des pieds et me
dirigeais à tâtons vers son lit.
-
Maman, j’y vais.
- Mmmhh, répondait-elle la tête coincée entre deux
oreillers. Elle avait les cheveux
collés. Il y avait des jours où elle ne
quittait pas son pyjama. Elle ne se maquillait plus. De temps en temps, elle
venait tout de même m’attendre à la sortie de l’école, les cheveux en bataille, des chaussettes dépareillées.
-
Je t’aime, Man.
-
Mmh.
Je considérais
que « Mmh » voulait dire « moi aussi » et je ressortais de
la chambre. Je prenais mon cartable et passais mes clés autour du cou. Je
partais à l’école ne sachant pas ce que j’allais trouver en rentrant le soir.
J’avais instauré des rituels ; si je croisais cinq Twingo rouges sur le
chemin de l’école, tout irait bien. C’était stupide et ça ne changerait rien mais
j’en avais besoin.
Depuis
quelques temps, il y avait un homme qui vivait avec nous. Ce n’était pas mon
père. Le mien était en prison. Il habitait avec nous avant, mais je ne m’en
rappelais plus. J’étais trop petit. On n’allait pas le voir dans sa prison.
Maman disait que ce n’était pas un endroit pour les enfants et qu’elle ne
voulait plus entendre parler de lui. Il y a cette photo que Maman m’a donnée
lorsque j’ai demandé à quoi il ressemblait. Elle avait fouillé un moment dans
le tiroir de la commode de sa chambre et avait jeté la photo sur ma housse de
couette en me disant : « c’est
tout ce que j’ai ». Je l’avais collée à côté de mon lit avec un bout de
patafix piqué sur le bureau de la maîtresse. Je l’avais vite fourré dans ma
poche, mais en rentrant, il était couvert de peluches bleues, des minis bouts
de mon jean. Heureusement, ça collait encore. Une photo, c’est différent de la
réalité. Les photos mentent. Il y en a une avec Maman qui rit aux éclats alors
qu’en vrai, elle sourit peu. On ne prend jamais de photos de gens qui pleurent.
C’est pour ça que je dis que les photos mentent. Parfois je me compare avec
l’homme de la photo pour voir si je lui ressemble. Je cache une partie de mon
visage et je me regarde dans la glace de la penderie pour voir quelle partie je
tiens de mon père. J’avais, me disait-on, les yeux de ma mère. Il me restait à
comparer le reste.
Les mots aussi
mentent. Par exemple, Joseph, le
monsieur qui vit avec Maman, m’a dit de l’appeler Jo et qu’il était mon
beau-père. Au début, Jo était plutôt sympa, j’étais content. Maman était de
meilleure humeur, elle sautillait et fredonnait dans l’appartement. Au fur et à
mesure, Jo rentrait de plus en plus tard. Quand il rentrait. Il faisait plein
de bruits et je l’entendais se cogner et dire plein de gros mots. Pour se
venger, il tapait du poing dans le mur et criait de nouveau puisque maintenant
il avait mal à la main. Puis, Jo a commencé à s’absenter. Il partait et
revenait sans prévenir. Ca énervait Maman qui préparait à manger pour lui. La
soirée passait et sa place à table restait désespérément vide. Maman perdait la
joie qui l’avait animée pendant un temps.
Je me suis
demandé s’il y avait aussi des moches-pères et je n’ai pas tardé à appeler Jo
ainsi dans ma tête. Il n’avait rien de beau, ni à l’intérieur, ni à
l’extérieur. Maman dit que ce qui compte c’est la beauté que l’on a à
l’intérieur, mais on ne la voit pas par transparence et parfois on peut se
faire avoir.
Lorsqu’il
était là, l’ambiance était lourde. A table, je parlais, parlais, parlais. Il ne
fallait pas laisser le silence s’installer. J’étais enfant unique. Tout
reposait sur mes épaules. Des paroles blessantes, horribles pouvaient
s’infiltrer n’importe quand. Je faisais le clown mais ça ne faisait pas rire
grand monde.
-
Arrête de faire le con et mange.
-
Ne lui parle pas comme ça !
- Il faut bien que quelqu’un le fasse. Tu vois
quelqu’un d’autre avec des couilles, ici ? Non ? Bon alors, c’est moi
le boss.
-
Tu n’es pas mon père !
-
Encore heureux ! Y a longtemps que je
t’aurais maté, petit merdeux. C’est ça pleure, tu pisseras moins. Ce sont les
mauviettes qui pleurent mais puisqu’apparemment c’est ce que tu as décidé d’être.
Tu es comme ta mère.
Le soir, je
pleurais dans mon lit. Les larmes et les yeux rouges ne se voient pas dans le
noir. Je ne comprenais pas pourquoi ma mère et Jo
étaient ensemble si c’était pour vivre l’enfer.
-
Pourquoi vous ne divorcez pas ?
-
Gianni, nous ne sommes pas mariés…
-
Alors, pourquoi tu ne le quittes pas ?
-
Ce n’est pas aussi simple… Je l’aime.
-
Mais lui ne t’aime pas !
-
Tu es trop jeune pour comprendre.
-
J’aimerais mieux qu’il soit mort !
-
Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu n’as pas le
droit de dire ça.
Des fois, dans
mon lit, j’élaborais des plans pour le tuer. Si j’y arrivais, on me mettrait en
prison et je pourrais retrouver Papa.
Lorsque Jo
rentrait tard, je savais, à la façon dont il fermait la porte d’entrée, l’état
dans lequel il se trouvait. Lorsqu’il la claquait, je m’enfonçais un peu plus
sous mes draps.
- Chuuut, tu vas le réveiller.
-
Gianni ! C’est moi. Viens voir j’ai un truc
pour toi.
-
Mais arrête, je te dis qu’il dort.
-
Je peux quand même voir le gamin.
-
Laisse-le !
- Lâche-moi
putain !
C’était
reparti pour un tour. Je ne dormais pas, je faisais semblant. J’étais devenu
hyper fort pour ça. Le plus dur c’était de ne pas bouger les paupières lorsque
je sentais que quelqu’un s’approchait mais comme je dormais sur le ventre,
c’était plus facile de cacher les battements de cils qui m’échappaient
malicieusement.
Ma porte s’est
ouverte. J’ai senti son souffle chaud dans mon cou. Il avait une drôle d’odeur.
Il parlait au ralenti. Il avait trop bu.
-
Gianni, regarde ce que je t’ai amené. Gianni,
répétait-il tou
t en me secouant.
-
Jo, sors de là tout de suite !
-
Ok, ok…
Je me suis
retourné. Il avait laissé l’objet sur mon lit. Il m’avait apporté une console
de jeu. D’un geste, je l’ai envoyé valser sur le sol. Je ne voulais pas de ses
cadeaux. Je voulais juste qu’il s’en aille. Pour toujours.
Lorsqu’il
s’absentait, la pression retombait, mais il y avait toujours une angoisse
latente en pensant au moment où il reviendrait.
Quand il
revenait, ça allait bien un jour ou deux puis tout retombait comme le soufflé
au fromage que j’avais préparé avec ma grand-mère, la maman de Maman. Mamie m’avait
dit de ne surtout pas ouvrir le four pendant qu’il cuisait, mais c’était plus
fort que moi. Mamie était descendue à la cave chercher un rouleau
d’essuie-tout. J’avais entrouvert la porte du four pour voir de plus près ce
mystérieux mélange d’œuf et de fromage qui gonflait et gonflait, si bien qu’il
débordait maintenant du ramequin dans lequel il avait été versé. J’avais
refermé la porte aussi vite, mais c’était trop tard, le soufflé s’était
dégonflé et Mamie remontait déjà l’escalier.
Parfois, maman
n’était pas à l’appartement quand je rentrais de l’école. Elle laissait un mot
sur la table de la cuisine. Elle écrivait qu’elle avait besoin de prendre
l’air. Dès lors, j’avais une boule dans le ventre. Ca me travaillait à
l’intérieur comme lorsque je mangeais trop de chou à la cantine, sauf que ça ne
passait pas tant que je n’entendais pas la clé dans la serrure et que je voyais
que maman était bien rentrée.
Maman était
compliquée. Un jour elle me couvrait de bisous, le lendemain elle me rejetait
et ne supportait même pas que je la regarde. Elle riait la veille et pleurait
le lendemain. J’avais parfois l’impression d’avoir deux mamans. Une que
j’aimerais voir plus souvent que l’autre. J’étais le fardeau d’un passé qu’elle
tentait d’enterrer mais qui revenait toujours à la vie. J’étais pourtant assez
sage. Je ramenais de bonnes notes de l’école. Je crois qu’elle m’aimait de
moins en moins car je lui ressemblais de plus en plus. « Lui » ça voulait
dire mon père. Maman n’utilisait jamais son prénom, ne disait jamais « ton
père ». Elle parlait peu de lui et les rares fois où elle le faisait, elle
utilisait des mots de remplacement.
Sur la voiture
de maman il y a avait encore l’autocollant « bébé à bord » alors que
je n’en étais plus un depuis des années.
Je lui avais demandé plusieurs fois pourquoi elle ne l’enlevait
pas. Elle avait répondu qu’il fallait
bien qu’elle garde une trace de mon enfance. Elle avait ajouté que je poussais
aussi vite qu’un champignon. J’avais fait la grimace car les champignons
étaient la chose que je détestais le plus au monde qu’ils soient de Paris ou
d’ailleurs. Ils étaient mous et sentaient l’humidité quand ce n’était pas le
moisi.
Un soir où
Maman n’était pas rentrée, j’ai fouillé dans ses dossiers dans le meuble du
salon. J’ai trouvé une sorte de petit carnet où il était marqué « livret
de famille ». Il y avait tout plein d’informations sur mon père. Il
s’appelait presque comme moi. Giovanni. Seulement deux lettres en plus. J’ai
calculé son âge d’après la date de naissance indiquée. J’ai fermé les yeux pour
me concentrer, j’ai posé les retenues sur fond noir et j’ai trouvé qu’il avait
38 ans. Maman était beaucoup plus jeune que lui. Comme Maman n’était toujours
pas là, j’ai continué à regarder ce qu’il y avait dans le tiroir. Je suis tombé
sur une enveloppe avec mon prénom et notre adresse. Elle était déjà ouverte. Il
y avait une carte qui se dépliait et des petits personnages étaient alors
projetés vers moi. C’était magnifique. Il y avait un petit papier qui était resté
collé dans l’enveloppe. J’ai lu les mots suivants :
Bon anniversaire Gianni
Buon compleanno Gianni
J’espère que ton cadeau te plaira.
Nous t’embrassons fort et pensons à toi.
Papy Giacomo et Mamie Sofia
Je ne connaissais pas Giacomo ni Sofia. Je n’avais
jamais vu les parents de mon père. Ce qui m’embêtait le plus était ce cadeau dont
il était question. Maman avait dû le garder
pour elle, tout comme la lettre. Qu’avait-elle bien pu en faire ? Je
comptais le lui demander lorsqu’elle rentrerait mais lorsque la porte s’est
ouverte, c’était Jo qui était de retour et j’ai préféré filer dans ma chambre. Jo
était au chômage, c’était le mot savant pour dire qu’il avait perdu son travail
pour faute grave. Je me demandais si l’on pouvait aussi renvoyer quelqu’un de
l’école s’il faisait une faute grave dans une dictée.
Parfois,
j’avais à peine ouvert la porte de l’appartement que je savais déjà qu’il était
de retour. Cette fois, les cannettes de bière posées sur la table de la cuisine
en étaient la confirmation. On aurait dit des quilles attendant d’être
dégommées par une boule de bowling. En voyant qu’il était là, j’avais envie de
ressortir aussi vite. Dans le couloir, il y avait ses habits éparpillés, jetés
à la hâte. Tels les cailloux du Petit Poucet. Il portait le polo vert avec le
crocodile que j’avais toujours eu envie de découper et de coller sur mes habits.
C’était le même polo qu’il portait le jour où je l’avais croisé dévalant
l’escalier quatre à quatre et retrouvé ma mère, les genoux entre les mains qui se
balançait d’avant en arrière. La lèvre en sang et un œil gonflé, elle
répétait : « Pourquoi, pourquoi ? » Il y avait trois
gouttes de sang sur son chemisier blanc. Ca ressemblait aux trois petits points
que l’on met à la fin d’une phrase inachevée. Je ne savais pas qui avait
commencé, Maman à être triste ou Jo à être violent.
Ce jour-là,
c’était différent. Il y avait des bruits dans le fond de l’appartement, dans la
chambre de Maman. A l’instant où j’empruntais le couloir pour rejoindre ma
chambre, le chat que je n’avais pas vu arriver se frotta sur mes jambes et me
fit perdre l’équilibre. Mon pied heurta l’une des tables gigognes et le vase
posé dessus tomba après avoir vacillé comme un ballon de basket tournant autour
du cercle et qui ne décide pas s’il va vous accorder le point ou non.
- C’est quoi ce bordel ? crie Jo en sortant
de la chambre comme un taureau lancé dans l’arène. Il était en caleçon. Je détestais voir son
torse velu, plein de poils sombres et bouclés, son ventre qui débordait et qui
bougeait au rythme de ses gestes.
-
Haut comme trois pommes et ça peut pas nous
foutre la paix une minute. C’est pas un gamin qui va m’empêcher de b…
-
Ne parle pas comme ça devant lui. C’est un gosse !
Je calculais
dans ma tête combien mesurait une seule de ces pommes. J’arrivais à un
résultait qui me laissait penser que j’avais fait une erreur quelque part car
jamais je n’avais vu une pomme de cette taille au supermarché.
Pendant que je
réfléchissais à tout ça, Ils continuaient de se disputer. Je me suis bouché les
oreilles. Lorsque j’avais peur, je me cachais derrière le rideau bleu de ma
chambre. Je savais bien que ce n’était pas une bonne cachette car mes pieds
dépassaient, mais j’écoutais mon souffle et je réussissais à me calmer. La
porte d’entrée avait claqué et les murs avaient tremblé. C’était le signal pour
que je sorte de ma chambre et que je vienne voir dans quel état était Maman.
Il y a quelques
mois, Maman avait changé. Je veux dire physiquement. Elle avait grossi, surtout
du ventre. Au début, je pensais qu’elle avait trop mangé, mais elle avait un
appétit d’oiseau. Avec la chaleur de l’été, elle portait des habits plus fins
et ses rondeurs étaient de plus en plus visibles. Les choses étaient désormais
claires. Maman attendait un bébé. Le temps passait et je n’avais toujours pas de
petit frère ou de petite sœur. Le ventre de Maman avait fini par se dégonfler
comme les ballons que j’avais parfois dans les magasins et que je laissais
ensuite dans ma chambre jusqu’à ce qu’ils deviennent une chose molle et fripée.
Je les attrapais alors du bout des doigts, avec une moue de dégoût et les
jetais dans ma poubelle Mickey Mouse.
Jo ne revenait
plus depuis que Maman avait retrouvé sa taille d’avant. J’avais Maman pour moi
tout seul. C’était bien mieux comme ça. J’avais demandé à Maman où était passé
le bébé. Elle m’avait répondu un truc que même un enfant de 4 ans plus jeune
que moi n’aurait pas cru.
Et puis, il y
eut ce jour.
Je faisais mes
devoirs sur la table de la cuisine lorsque soudain…
-
Gianni, va ouvrir ! crie maman depuis le
siège des toilettes lorsque l’on sonne à la porte.
Les gens avaient toujours le chic
de sonner, téléphoner lorsque nous étions occupés. Il fallait alors tout
arrêter pour décrocher le téléphone au risque de se rompre le cou. Maman disait
que ça pouvait être urgent, je me disais
que si elle glissait ce serait plutôt les urgences et moi, je devrais aller chez
la vieille voisine d’en face qui était sourde comme un pot et, comble de
l’horreur, avait une barbe aussi longue que lorsque mon faux-père ne se rasait
pas pendant 5 jours sauf qu’elle, elle la gardait à longueur de temps. Elle
voulait toujours m’embrasser et me pincer les joues en disant que j’étais si
mignon. Elle avait une force incroyable pour une vieille dame si bien qu’il
était difficile de se libérer de ses bras vous serrant tels les tentacules
d’une pieuvre.
J’ai ouvert la porte.
-
Qui c’est ? demande Maman pendant le déluge
de la chasse d’eau.
-
C’est l’homme de la photo… C’est Papa !