Je ne suis pas malade, mais je
n’ai pas très envie d’aller à l’école aujourd’hui. Maman est en vacances alors
je trouve que ce n’est pas juste que j’aille en classe. Pour une fois que je
peux l’avoir pour moi tout seul. Lorsqu’elle est venue me réveiller, je lui ai
dit que j’avais mal au ventre et je n’ai pas eu besoin d’en dire plus pour la
convaincre. Je pense que ça lui plaît, à elle aussi, que l’on passe la journée
rien que tous les deux.
Il n’y a
presque plus rien dans le frigo et Maman, connaissant mon intérêt pour les
supermarchés, me demande si je me sens la force d’y aller avec elle. Je lui
réponds d’un faible sourire. Je suis censé être malade, il faut que j’évite de
me montrer trop joyeux. Elle soulève les cheveux sur mon front.
- Tu n’as pas
l’air d’avoir de la fièvre. On appellera le Docteur Monroe si ça ne passe pas.
Ok ?
Après les
courses, je lui dirai que ça va beaucoup mieux. Je n’ai pas envie d’aller voir
le médecin. Le Docteur Monroe est tellement vieux qu’il n’entend jamais ce que
je lui dis et qu’il me crie très fort dans les oreilles en me disant de
respirer le plus fort possible.
- En
route !
Lorsqu’elle
démarre la voiture, elle applaudit en entendant les premières notes de sa
chanson préférée.
-
Tu sais Jordan, c’est à cause de cette chanson
que tu portes ce prénom.
-
Oui, Maman.
Elle me l’a déjà
dit à peu près 300 fois et je n’ai que 6 ans et demi. J’ai même un peu plus.
Dans exactement 4 mois, j’aurai l’âge de raison. Est-ce qu’on peut encore
mentir une fois qu’on a l’âge de raison ? J’ai l’impression que oui car
Papa le fait, lui. C’est à cause de ça que Maman et lui se disputent souvent.
Elle lui répète de grandir un peu, de prendre ses responsabilités. Je
trouve qu’il est déjà assez grand. Quand il vient me chercher à l’école, il
dépasse tous les autres papas.
-
I’m a poor
wayfaring stranger… chante-t-elle en même temps que la radio. Je sens que ça va être notre jour de
chance me dit-elle en jetant un œil dans le rétroviseur.
Je hoche la
tête en guise de réponse avant de coller la tête sur la vitre pour observer le
Dunkin’ Donuts devant lequel on passe et ne s’arrête jamais. Maman dit que ces
cochonneries bouchent les artères. Je me promets que lorsque j’aurai le droit
de conduire tout seul, j’irai tout droit manger des tas de donuts jusqu’à ce
que j’explose.
Une sirène de
police stoppe mes rêves sucrés.
-
Que se passe-t-il ? demande Maman en
surveillant son compteur. Je ne roule pas trop vite, pourtant.
On doit
s’arrêter sur le bord de la route. Maman parle au policier. Je ne sais pas ce qu’il
lui dit. Mon regard passe sans arrêt de son arme accrochée à sa ceinture à ses
lunettes de soleil opaques.
-
Bonne journée Madame. Soyez prudente. Salut mon
garçon !
-
Tout ça pour un clignotant… peste Maman en
redémarrant.
Une fois sur
le parking, j’ai vraiment envie d’aller aux toilettes. Il faut croire que mon
mensonge me rattrape.
-
On va demander à Nigel, me rassure Maman.
Les toilettes
du supermarché sont réservées aux gens qui travaillent là. Nigel, c’est le fils
de notre voisine. Il n’est pas tout le temps au magasin car il va aussi à
l’université. Ce matin, nous avons de la chance, il se trouve juste à l’entrée
où il range une pile de shampooings. Ça me donne envie de faire un
chamboule-tout. L’autre fois, à ce jeu, j’ai gagné un pistolet à eau. Ce
soir-là, Papa m’a montré sa collection d’armes qui lui venait de son père. Il
m’a dit qu’il me montrerait comment ça marche quand je serai plus grand. C’est
toujours la même phrase. Je suis toujours trop petit pour faire les choses. Pourtant,
j’ai bien grandi. Sur ma toise en forme de girafe, j’arrive presque tout en
haut de son cou.
-
Hey, champion ! Ça va ? Quoi de
neuf ?
Nigel
m’accompagne derrière une porte où se trouvent également les vestiaires des
gens qui travaillent ici. Il allume la lumière.
-
Le trône de monsieur est avancé. Ça va
aller ? Tu éteins en sortant et tu claques la porte.
Quand je sors
des toilettes, j’entends crier. C’est la voix de ma mère. Je traverse les
allées jusqu’à ce que je la trouve. Elle est par terre à côté de boîtes de
soupe à la tomate renversées. Je déteste ces soupes qui, une fois réchauffées
sentent… Maman ne veut pas que je le dise car on ne doit pas plaisanter avec la nourriture blablabla, mais
ça sent vraiment le v-o-m-i.
En
m’approchant, Maman hurle mon prénom. Elle n’a pas l’air contente de me voir.
- Maman ?
- Jordan… Jordan répète-t-elle en secouant la tête
de gauche à droite ou de droite à gauche, ça dépend à partir de quand vous
regardez.
- Il sort d’où ce gosse ?
La question
vient d’un homme situé à quelques mètres de nous. Il est debout. Il porte une
cagoule sur la figure. Elle ressemble à
celle que je mets l’hiver sauf qu’on ne voit que les yeux et un peu la bouche. J’ai
envie de rire car elle est mise de travers, mais ça ne se fait pas de se moquer
des autres, même si à l’école Ethan est toujours en train de dire des choses
fausses et méchantes sur moi. Un autre homme à cagoule est là aussi.
- Waouh ! je fais en voyant les armes qu’ils
tiennent entre les mains. Tu as vu, Maman ? C’est comme dans les films !
- Tu as bien fait de venir aujourd’hui Jordan, me
dit Nigel. Il a les mains sur la tête et me fait un clin d’œil. On répète pour
le tournage d’un film. Ce n’était pas prévu qu’il y ait un enfant dans le
scénario, mais puisque tu es là, on va faire une exception ! N’est-ce pas
messieurs ?
- Génial ! Maman a dit que c’était notre jour
de chance ! Hein, Maman ? Il s’appelle comment le film ?
- Ça s’appelle Les Cow-boys et Les Indiens.
- Et moi ? Je suis un cow-boy ou un
Indien ?
Une larme
coule sur le visage de Maman. Je sais qu’elle a toujours rêvé de devenir
actrice, mais les rêves ne permettent pas de payer la maison et la nourriture
comme elle le dit souvent alors elle
fait un autre travail avec des dossiers partout sur son bureau et un mal de dos
à force de rester assise. Elle revient souvent énervée de son travail alors là
je suis heureux qu’elle fasse quelque chose qu’elle aime.
Je suis content d’avoir ment… euh d’être malade pour assister à ça.
Dehors, il y a
des gens qui veulent entrer, mais les portes sont bloquées et ils repartent
l’air drôlement énervés. Je comprends. Eux aussi aimeraient être dans le film.
-
Maman ? Maman ? Elle est où la
caméra ?
-
Faites taire ce gosse, lance un des deux acteurs
déguisés.
Nigel met son
index sur la bouche et je lève mon pouce pour lui dire que j’ai compris. Ce
n’est pas si amusant que ça de jouer dans un film. Il faut beaucoup attendre et
ne pas parler. Je n’ai plus très envie
de continuer.
À l’extérieur
du magasin, je vois une voiture de police. L’un des deux types en cagoule insulte
l’autre avec des mots que je ne peux pas répéter sinon ça me coûte 10 cents par
gros mots. Papa a déjà bien rempli la tirelire à lui tout seul. À chaque fois
qu’il bricole, il peut ajouter au moins 1 dollar.
-
Ça paiera les études du petit, dit-il toujours.
-
Qu’il est bête, répond Maman en haussant les
épaules et en levant les yeux au ciel.
Si je ne vois
toujours pas où est la caméra à l’intérieur, j’en vois plusieurs dehors par la
façade vitrée. Une autre voiture de police s’arrête devant le supermarché. Je
vois le policier de tout à l’heure en sortir.
- Maman, il y a le policier du clignotant !
Lui aussi, il joue dans le film ?
- Tu vas la fermer, maintenant ! hurle un des
types en crachant par l’ouverture de sa cagoule. Il se précipite sur moi. Je me
cache dans les bras de Maman qui me serre si fort que ça me fait même un peu
mal. Ça a beau être un film, l’homme me fait peur. Je ferme les yeux, respire
le parfum de Maman et je me sens un peu mieux même si j’ai de nouveau mal au
ventre.
- J’ai mal au ventre…
- Ce n’est pas le moment, Jordan. Retiens-toi,
chuchote Maman dans mon oreille.
- C’est foutu. Les flics sont partout dit cagoule
n°2 qui doit être l’auteur du film.
Tout à coup,
un bruit me fait sursauter. Ou plutôt plusieurs bruits. J’ai dû m’endormir. C’est
beaucoup trop long. J’aimerais bien rentrer maintenant et regarde des dessins
animés à la télé ou ma cassette des Schtroumpfs. J’ai dû aller me coucher avant
de voir la fin l’autre soir et elle est encore dans le magnétoscope. Maman me
serre un peu moins maintenant. Je lève la tête et je vois qu’elle a la bouche
ouverte et les yeux fermés. J’ai froid et en même temps, j’ai l’impression de
transpirer. D’ailleurs, c’est comme mouillé sur mon ventre. Je baisse les yeux
et vois que mon tee-shirt Scooby-Doo est couvert de rouge au niveau de mon
nombril. Je sais que dans les films, ils mettent du faux sang alors je n’ai pas
peur. Waouh, c’est vachement bien
fait ! Et ils ont fait ça, sans que je m’en rende compte. Dommage,
j’aurais bien aimé voir de plus près.
Ça me rappelle
la fois où j’avais saigné du nez pendant la nuit. En venant me réveiller, Maman
avait hurlé et m’avait pris dans ses bras en courant et en criant « Mon
Dieu, Jackson, sors ta voiture on doit emmener Jordan aux urgences ».
Mon père, beaucoup moins stressé, lui avait dit de se calmer, que j’avais
simplement saigné du nez. Ce jour-là, j’avais eu le droit à un énorme morceau
de viande rouge avec plein de sauce. Il fallait que je récupère des forces.
Je sors un mouchoir de ma poche. Tout à
l’heure, j’y ai enfermé mon chewing-gum à la fraise qui après 10 minutes de
mâche et de bulles n’avait plus trop d’intérêt. Le sang ne venait ni de ma
narine gauche, ni de la droite. Maman a elle aussi une tache sur son chemisier.
Elle se voit moins car sa tenue est foncée. Maman, une tache ? Non, ce
n’est pas possible. Je crois bien que c’est la première fois de toute ma vie
que je vois ça. Elle me gronde toujours lorsque je rentre de l’école avec des
habits tachés. « Tu ne peux pas faire un peu plus attention, Jordan ?
Si ça continue tu n’auras plus rien à te mettre et tu vas devoir aller à
l’école en slip ! » Ça me fait toujours beaucoup rire quand elle me
dit ça. J’imagine la tête de madame Knight et des enfants de ma classe me voyant
arriver presque tout nu et je rigole encore plus. Je secoue Maman pour la
prévenir parce que si je parle l’autre va encore mal le prendre. C’est comme
quand Papa conduit et que nous sommes perdus, il baisse la radio et si je
parle, il me gronde en disant qu’il ne peut pas se concentrer. Du coup, tout le
monde est fâché et plus personne ne parle pendant un long moment. Je commence à
chatouiller Maman, mais elle fait semblant de ne rien sentir. Je fais la même
chose quand elle vient me voir le soir. Je l’entends arriver dans le couloir et
j’éteins ma lampe en vitesse et je ferme les yeux. C’est difficile de ne pas
bouger les paupières et parfois je ne peux pas me retenir de rire. Maman est
bien plus forte que moi à ce jeu. Elle joue vraiment bien la comédie !
La vitre du
supermarché a explosé en morceaux. Il y a des milliers ou peut-être des
millions de morceaux par terre qui brillent à cause du soleil. On dirait une
rivière de diamants. J’ai envie d’en ramasser un pour le montrer à
l’école, demain. Je tourne la tête et je
vois les deux types allongés sur le sol. Ils sont recouverts de faux sang, eux
aussi. Il doit y en avoir un tonneau entier quelque part dans le magasin.
Plus loin,
j’aperçois les chaussures vertes de Nigel. Je ne vois pas sa tête car il est
entouré de trois hommes. L’un d’eux lui appuie très fort sur sa poitrine à
plusieurs reprises.
-
Viens mon garçon, c’est fini.
Un homme me
tend sa main et me prend dans ses bras. Je suis vexé car ça fait bien longtemps
que plus personne ne me porte. Je ne suis plus un bébé !
Une fois dehors, je vois tout plein de caméras. Je
reconnais le logo de plusieurs chaînes télé. Maman a raison, c’est notre jour
de chance ! On tourne dans un film et on passe à la télé !