jeudi 15 juin 2017

Les Fissures du silence


San Sebastián, dans les années 2010.

Rosa venait tout juste de fêter ses 79 ans. Elle était veuve depuis de nombreuses années. Fort heureusement, elle était bien entourée par ses 3 enfants et 7 petits-enfants. Il était rare qu’elle passe une journée sans la visite de l’un ou l’autre ou qu’elle ne reçoive un coup de fil pour prendre de ses nouvelles. Depuis la rentrée dernière, Nerea, sa petite-fille étudiante à l’université du Pays basque, partageait son appartement. Elle avait toujours eu une relation particulière avec sa grand-mère. Lorsque Nerea était âgée de cinq ans, elle avait été confiée à Rosa alors que sa mère avait dû être hospitalisée une bonne partie de sa grossesse. L’enfant était un vrai rayon de soleil et Rosa revivait à travers elle ses années de jeune mère.

Nerea s’accorde une pause bien méritée dans ses révisions. En fin de journée, elle ira courir le long de la baie de la Concha. Elle poussera sûrement jusqu’au sommet du mont Urgull où elle prendra le temps d’admirer le panorama dont elle ne se lassera jamais. Elle connaît le coin depuis qu’elle est toute petite et pourtant, elle note à chaque fois un détail différent. Puis, elle redescendra et retrouvera quelques amis étudiants. Ensemble, ils referont le monde autour de pintxos. En attendant, elle s’installe dans le canapé recouvert d’un plaid sur lequel un chien roux et frisé est étalé de tout son long. Ce dernier, prénommé Sherlock, est le fidèle et vieillissant compagnon de sa grand-mère depuis un peu plus de 15 ans. Nerea avait trois ans lorsque le chiot tout pataud est arrivé. Elle se souvient l’avoir accusé de l’une de ses bêtises. Le « c’est pas moi, c’est Sherlock » n’avait pas pris et elle avait été punie pour avoir incriminé l’animal qui aurait eu du mal à déboucher un tube de peinture et à dessiner au mur à l’aide d’un pinceau. « La prochaine fois, travaille mieux tes excuses, ma fille » avait lancé son père en ayant du mal à garder son sérieux. Pour Nerea, Sherlock est indissociable de cet appartement. L’animal dresse une oreille lorsque la jeune fille se saisit de la télécommande coincée en partie sous son flanc.

-          Désolée Sherlock, s’excuse-t-elle en tirant pour libérer l’objet.

Sherlock s’agite un peu pour exprimer son mécontentement, il souffle comme un humain excédé et se repositionne pour mieux se rendormir. Ses ronflements ne tardent pas à reprendre.

-          Je ne peux pas le croire… Tu entends ça, Yaya ? C’est incroyable.
-          Comment ? Je n’entends rien quand on me parle à travers les pièces comme ça. Je deviens sourde comme un pot. On est tout de même mal fichu ; les oreilles ne cessent de grandir pour entendre de moins en moins.

La jeune femme augmente le volume de la télévision. Rosa revient de la cuisine deux tasses de café et quelques biscuits en équilibre sur un plateau aux couleurs effacés par le temps.

-          Que disais-tu, ma chérie ? Je n’ai absolument rien entendu.
-          Regarde ! C’est complètement hallucinant.

Rosa s’arrête juste à côté de sa petite-fille et reste debout. Le plateau toujours dans les mains, elle avance la tête pour déchiffrer le texte inscrit sur un bandeau en bas de l’écran de télévision : « Scandale des enfants volés ». L’un des deux journalistes en plateau prend la parole d’un ton enjoué qui détonne avec le sujet traité et annonce : « Dans un instant, ne manquez pas le témoignage exclusif de Joaquina, cette espagnole qui a retrouvé sa mère biologique soixante ans, oui soixante ans, répète-il en détachant exagérément les syllabes, après avoir été enlevée à sa naissance ». Il se tourne vers sa collègue qui opine du chef en ajoutant : « On se retrouve après la publicité avec cette incroyable histoire. À tout de suite. » À l’écran, l’image se fige un instant sur un portrait de la fameuse Joaquina qui, avec son visage rond et ses grands yeux fait beaucoup moins que ses soixante-ans. Puis la publicité est lancée.

-          Pff ! Qu’est-ce que ça peut être racoleur cette émission, s’énerve Nerea. Tu ne trouves pas, Yaya ?

Nerea sent soudainement quelque chose de chaud sur son pied. Du café brûlant s’écoule depuis le plateau toujours entre les mains de sa grand-mère puis, les deux tasses viennent percuter le sol. Réveillé par le bruit, Sherlock, toujours fringant malgré son âge, bondit du canapé et se régale déjà des biscuits tombés. Sitôt que sa truffe entre en contact avec le café, il est surpris par la chaleur dégagée et s’ébroue pour se débarrasser de cette mauvaise sensation.

Sa grand-mère d’habitude si à cheval sur la propreté et les bonnes manières de Sherlock ne dit pas un mot. Elle a la bouche ouverte et le teint livide.

-          Yaya, que se passe-t-il ? Viens, assieds-toi, s’inquiète-t-elle en la débarrassant du plateau auquel elle semble devoir s’agripper pour rester debout. Une fois sa grand-mère assise, elle file à la cuisine et revient avec un grand verre d’eau.

-        Tiens, bois doucement et allonge-toi. Tu veux que j’appelle un médecin ? Elle attrape l’éventail posé sur la table basse et l’agite devant le visage de Rosa.

Nerea n’a jamais vu sa grand-mère dans cet état. Elle a toujours eu une santé de fer, toujours pleine d’énergie à tel point qu’il fallait parfois lui dire de s’arrêter et de se reposer un peu. Elle n’avait que faire des « à ton âge, il faut faire attention ». Plus on vieillissait, et plus on vous traitait comme une enfant. Nerea se sent démunie et son anxiété se traduit pas une salve de questions. En guise de réponse, Rosa pose son index droit sur sa bouche et prononce un chut à peine audible. Nerea ne la quitte pas des yeux. Une larme coule le long de la joue de son aïeule et elle serre ses mains pour calmer ses tremblements.

-          Non ! N’éteins pas, s’exprime enfin Rosa alors que sa petite-fille s’approche du poste de télévision.
-          Yaya… Tu…
-          Je veux entendre ce que cette femme va dire, précise-t-elle au moment où les deux journalistes reprennent l’antenne.
-          Très bien. Comme tu veux, Yaya.

Le plateau de télévision très coloré laisse place à un intérieur très sombre. À l’écran, deux femmes se font face. La caméra fait un gros plan sur Joaquina qu’une journaliste présente. Et son récit commence.

Je suis le cinquième enfant de mes parents, après deux garçons et deux filles. Du moins, c’est ce que j’ai cru pendant pratiquement toute ma vie. Lorsque je suis née, ma mère avait 42 ans et mon père dix de plus. C’était leur dernière chance de pouponner. La plus jeune de mes sœurs était âgée de 8 ans et l’aîné de mes frères avait déjà 14 ans.

Je ne ressemblais ni à mes parents, ni à mes aînés. J’étais petite et ronde et j’avais la peau et les yeux très foncés. Mes frères et sœurs étaient des copies les uns des autres. Je me considérais comme le vilain petit canard de la fratrie. Lorsque j’interrogeais mes parents sur cette différence physique, on me disait que j’étais le portrait craché d’une grand-mère que je n’avais jamais connue et dont il ne subsistait que quelques clichés pris lors de son mariage. Difficile de percevoir la moindre ressemblance entre l’enfant que j’étais alors et cette aïeule que je trouvais très belle au demeurant. En raison de l’écart qu’il y avait entre mes frères et sœurs et moi, je me retrouvais souvent seule. Nous n’avions pas les mêmes jeux. Seule ma plus jeune sœur me considéra un temps comme sa poupée avant de se lasser de jouer à la petite maman. Tous m’enviaient ma situation de petite dernière qui, à leurs yeux, me conférait la place de favorite dans le cœur de nos parents. Je ne pense pas avoir été leur préférée, simplement, les grands étant déjà autonomes, ils avaient plus de temps à me consacrer. J’ai eu une relation privilégiée avec mes parents. Je pouvais tout leur dire et ils me laissaient beaucoup de liberté.

-          Quand et comment avez-vous appris la vérité ?

Je me souviens d’une dispute avec mon frère Roberto. Nos cris s’étaient conclus par un « de toute façon, tu as été trouvée dans une poubelle » de sa part. Notre père avait entendu cette phrase et avait flanqué à mon frère la seule gifle de sa vie. Ses mots d’enfant en colère avaient fait leur chemin dans ma petite tête. Et si c’était vrai ? Ma mère avait su me rassurer. Elle m’avait prise sur ses genoux et raconté sa grossesse, les coups de pied que je lui donnais et la joie de mon père lorsqu’il a appris que la maison allait accueillir un nouvel enfant. Elle avait sorti l’album familial et m’avait montré des photos d’elle enceinte de moi, mais quelque chose ne collait pas. Ma mère faisait bien plus jeune sur ce cliché que sur celui de la page suivante où elle me tenait dans ses bras. Si l’on suivait sa logique, il n’était censé y avoir que quelques mois d’écart entre les deux photos. Soit ma naissance lui avait valu un coup de vieux fulgurant, soit il y avait bel et bien un souci. Lorsque je lui en ai fait la remarque en lui disant que la photo avait peut-être été inversée avec la grossesse de la sœur qui me précédait, elle m’avait répondu qu’elle ne pouvait pas se tromper, qu’elle portait la robe qu’elle avait spécialement tricotée quand elle avait appris qu’elle m’attendait. Comme j’étais la dernière, il n’y avait pas de doute possible, d’après elle. J’y ai cru.

J’ai perdu mon père à l’âge de 16 ans et ma mère il y a maintenant dix ans. Peu de temps avant sa mort, alors qu’elle était très malade, elle a enfin avoué que j’avais été adoptée. « Quand tu as eu l’âge de comprendre, j’ai voulu t’en parler, ton père était contre. Nous nous sommes beaucoup disputés à ce sujet. Tu étais une enfant si câline, une telle joie dans nos vies. J’ai eu peur que tu souffres trop. Peur de te perdre. Il était trop tard pour remuer le passé. Le silence était plus simple que la vérité. J’ai perdu plusieurs bébés avant toi. Ton arrivée parmi nous était un petit miracle. »

        Je suis tombée des nues en apprenant que celle que j’avais appelé Maman était en réalité une étrangère. Même si ça ne changeait pas grand-chose au fait que je n’ai jamais manqué de rien et surtout pas d’amour, mais réaliser à cinquante ans que l’on ne sait pas d’où l’on vient est un choc énorme. Une gifle qui fait basculer nos certitudes et qui n’est pas facile à vivre autant pour soi que pour son entourage. Et J’étais encore loin de connaître toute la vérité. Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle connaissait de mes parents biologiques elle m’a simplement dit qu’elle savait que j’étais née le 5 mai 1950 dans une maternité madrilène, conformément à ce qui était écrit sur mon acte de naissance.

-          Mais vous avez fini par retrouver votre mère biologique.
-          Oui, assez récemment.

La mention « à tout de suite »… apparaît à l’écran.

Après cinq bonnes minutes de publicité, l’émission reprend. Une troisième personne est maintenant assise dans la pièce. La journaliste s’adresse à cette dernière :

-          Bonjour Teresa. Comment allez-vous ?
-          Bien. Merci.
-          Je précise pour nos téléspectateurs que vous êtes la mère de Joaquina.

Précision inutile tant la ressemblance entre les deux femmes est frappante.
-          Vous avez accepté de venir témoigner avec votre fille sur notre chaîne et nous vous en remercions sincèrement. Je crois que vous avez beaucoup à nous dire aujourd’hui.
-          Oui. C’est exact.
-          Je vous en prie. C’est à vous.

Teresa s’éclaircit la voix et se redresse sur son siège.

J’ai accouché en mai 1950. Le 5 mai 1950. Le 05.05.50. 3 fois 5. J’y ai vu un signe. Cet enfant me porterait bonheur. J’étais seule à ce moment. Je veux dire par là que j’étais une mère célibataire. J’avais tout juste dix-huit ans. Le père du bébé m’avait laissée en apprenant que je portais son enfant et mes parents m’avait mise dehors en me traitant de « honte de la famille ». C’est donc seule et paniquée que je m’apprêtais à devenir mère. Malgré la situation compliquée, j’aimais l’enfant depuis le jour où j’ai appris que j’étais enceinte et j’étais décidée à tout faire pour que sa vie soit belle. L’accouchement a été très long ; j’aurais aimé avoir quelqu’un auprès de moi ce jour-là. Une sage-femme ou une infirmière à peine plus âgée que moi a tenté de me réconforter et de me soutenir durant ces longues heures. Je me souviens encore de la douceur de son regard tandis que ma main broyait la sienne dans la douleur. Puis, j’ai entendu mon bébé crier. On m’a annoncé que c’était une fille et on l’a emmenée pour les premiers soins. J’ai fini par m’endormir, épuisée. À mon réveil, j’ai réclamé ma fille. Je voulais la tenir. Sentir la chaleur de son corps contre le mien, voir son visage. On m’a dit que ce n’était pas possible pour le moment sans ajouter plus d’explications. Bientôt, on est venu m’annoncer que ma fille était morte, que son cœur, trop fragile, avait lâché. Comment était-ce possible ? Neuf mois sans aucun problème et voilà qu’on me disait que tout était fini.

Le personnel de la maternité m’a dit « ce sont des choses qui arrivent ». Après tout, qu’est-ce que je connaissais de la vie à mon âge ? J’ai aussi entendu l’une d’elles qui tentaient maladroitement de me consoler en me disant : « Vous êtes jeunes. Vous en aurez d’autres ». Comme s’il avait été question d’un objet que l’on pouvait jeter et remplacer à l’envi. J’ai demandé à voir le corps de mon enfant. « Il ne vaut mieux pas » m’a-t-on répondu. Lorsque j’ai abordé la question de l’enterrement, on m’a dit que l’hôpital s’occupait de tout. J’ai laissé faire. J’étais très mal. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je leur faisais confiance. Ces gens-là étaient des médecins, des infirmières ou des religieuses. Des gens de confiance, des femmes de foi. Ceux que l’on nous cite en exemple depuis l’enfance.

Par la suite, j’ai cru devenir folle. Au fond de moi, je ne voulais pas croire que mon bébé était mort. Pendant des années, je l’ai imaginée et comparée à toutes les petites filles que je croisais. Je m’asseyais sur un banc dans un parc et j’étais cette mère tenant les deux bras d’une petite fille et l’encourageant à faire ses premiers pas ou cette autre poussant une fillette riant aux éclats sur une balançoire. Ces filles et ces vies auraient pu être miennes.

J’ai repris des études. J’ai rencontré Eduardo. Je me suis mariée et j’ai eu d’autres enfants. Deux garçons. Je n’ai jamais parlé de mon premier bébé, pas même à Eduardo qui ne comprenait pas les terribles angoisses après les accouchements. Il avait peur que je ne sois pas faite pour être mère, j’étais simplement terrifiée de les perdre, eux aussi. Je n’ai jamais cessé de penser à ma fille et encore davantage les 5 mai de toutes ces années. Elle était ma blessure secrète. Et puis un jour, je reçois un coup de fil et j’apprends que ma fille n’est pas morte à la naissance et qu’elle me cherche depuis des années. J’ai d’abord cru à une mauvaise blague. Mon mari plaisante en disant que ce jour-là j’ai pris un coup de jeune.

-          Le choc a dû être terrible…

Je crois que le plus terrible est de se dire que des milliers d’enfants ont été ainsi volés à leur famille. Parce que les parents étaient des opposants de Franco ou parce que la mère était une femme seule comme je l’étais. On disait que c’était pour le bien de l’enfant, qu’il aurait un meilleur avenir dans une famille plus « convenable ». Il faut bien dire qu’il s’agissait au départ d’une volonté idéologique des franquistes. C’est ensuite un véritable trafic qui s’est mis en place dans tout le pays. Médecins, sages-femmes, religieuses, notaires… y ont participé. Des documents officiels ont été falsifiés. Et le scandale a continué bien après la fin de la dictature, pendant des dizaines d’années. Jusque dans les années 80, dit-on. L’État n’a pas bougé au nom de la loi d’amnistie du franquisme votée en 1977. Depuis quelques années, les langues commencent à se délier et le silence à se fissurer. Rendez-vous compte, aujourd’hui seules quelques dizaines d’enfants ont retrouvé leur véritable famille ! Combien ignore qu’on leur a volé leur enfant ? Combien ont quitté ce monde sans avoir jamais su la vérité ? Certains enfants ne savent pas qu’ils ont été adoptés, que leur vie a commencé par un mensonge. Combien de vies gâchées ? On parle de 300 000 enfants concernés. J’ai serré ma fille dans mes bras pour la première fois alors qu’elle avait soixante ans. J’ai 78 ans, il s’en est fallu de peu. Sans la détermination de ma fille, les associations qui se démènent et sans ce test ADN, j’aurais fini ma vie sans pouvoir la connaître. Je ne pourrai jamais rattraper le temps perdu avec ma fille mais j’estime avoir eu de la chance de la retrouver.

Je n’oublierai jamais le 5 mai, le jour de sa naissance ni le jour où elle est née pour la seconde fois.
La caméra fait un gros plan sur la main de Joaquina qui attrape celle de Teresa. La journaliste fait le geste d’essuyer une larme sous son œil gauche et remercie les deux femmes. Le reportage se termine sur de tendres regards échangés entre la mère et la fille.

-          Mais c’est horrible ! s’écœure Nerea qui est restée figée pendant tout le reportage.
-          Vraiment horrible, renchérit Rosa.

Rosa n’a pas non plus oublié ce 5 mai 1950. Elle était là le jour où Teresa a accouché. C’était elle qui avait tenté de la rassurer et qui lui avait tenu la main. Elle avait environ le même âge que la jeune mère. Elle avait tenu le bébé de la jeune femme. Depuis très jeune, elle avait eu envie de faire ce métier qu’elle considérait comme le plus beau du monde. Ce 5 mai 1950, cela faisait à peine une semaine qu’elle travaillait dans cette maternité madrilène. Le bébé de Teresa faisait donc partie des premiers qu’elle avait vu naître et soignés. La jeune mère, venue seule, l’avait beaucoup émue. Elle l’avait trouvé très courageuse. Elle était toujours là quand on avait annoncé à Teresa que son bébé était mort. Après s’être occupée d’une autre jeune mère dans une chambre située à quelques mètres, elle était revenue voir Teresa. Elle l’avait trouvée en larmes, le médecin venait de lui annoncer que son bébé était mort. « Je veux voir ma fille. Laissez-moi la voir », avait-elle imploré.

-          Mais… était-elle intervenue complètement abasourdie par la tournure que prenaient les choses.
Le médecin avait coupé net les interrogations de Rosa.

-          Allons, laissons Madame se reposer, maintenant.

Sortie de la chambre, Rosa avait demandé des explications. Que s’était-il passé ? Pourquoi dire à cette femme que son bébé était mort alors que ce n’était pas le cas.

-          C’est mieux ainsi. Ne vous mêlez pas de ça, Rosa.

La mère était seule. Elle ne ferait pas d’histoires.

Rosa avait quitté la maternité pour ne plus jamais y revenir. Le lendemain, elle faisait sa valise et quittait définitivement Madrid. Aujourd’hui, sous les yeux de sa petite-fille médusée de découvrir l’ampleur du scandale, le passé revenait frapper à sa porte. Lorsque Joaquina était apparue à l’écran, elle avait su. Malgré le passage du temps, il y a des visages qui ne s’oublient pas.

mardi 29 mars 2016

Je suis un fait divers



Jeudi 4 novembre 2010.
8h20.
Dans 10 minutes, sonnera la reprise des cours après les vacances de la Toussaint.

Le téléphone de Marina n’arrête pas de vibrer. À l’autre bout de la ville, devant la grille du collège, Drucilla pianote aussi vite que ses deux pouces le lui permettent.

-          T ou ?
-          Tu fais koi ?
-          Réponds !!!

C’est bien la première fois que Marina ne sait pas quoi répondre à sa meilleure amie.

-          Je ne vais pas venir aujourd’hui, tape-t-elle finalement sur son clavier.
-          T malade ?

Marina aurait préféré avoir une gastro, une grippe, ou bien une panne de réveil ou d’oreiller, comme on disait. Elle allait rater le premier jour d’école après les vacances. Elle avait horreur de manquer les cours. Il suffisait qu’elle soit absente pour qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans la classe. L’an dernier, quand elle avait dû être opérée de l’appendicite, elle avait chargé Drucilla de surveiller le beau Dorian qui était le sujet de longues conversations entre les deux filles. Il ne fallait absolument pas qu’une autre profite de son éloignement forcé pour sortir avec lui. Ce scénario catastrophe accéléra son rétablissement.

Contrairement à la majorité des élèves, Marina attendait la fin des vacances et s’en réjouissait. Elle les trouvait toujours trop longues et se sentait bien mieux au collège qu’à la maison.  Le pire étant les grandes vacances où tout était mort de chez mort. Son père ne voulait pas la voir traîner dans les rues ni passer ses journées à parcourir les centres commerciaux de la région en profitant de son titre de transport dézoné comme le faisaient ses copines « Encore en vacances, ils ne foutent rien à l’éducation nationale ». Voilà le genre de réflexions auxquelles se livrait son père. S’il n’y avait eu que ça…

Une fois chez elle, Marina passait la majorité de son temps enfermée dans sa chambre à lire. Ce premier mercredi de novembre, elle était plongée dans une histoire de vampires. Elle lisait tout ce qu’elle trouvait à ce sujet. Aussi passionnée qu’elle soit, elle avait pourtant dû s’endormir un moment puisque la voix de ses parents la fit sursauter.  Ils discutaient sur le palier. Discutaient… ou plutôt se disputaient. Une lettre séparait ces deux mots. Une lettre qui changeait pourtant beaucoup. Ce n’était pas la première fois que le ton montait. Loin de là. Marina n’en pouvait plus de la pression et de la tension qu’elle vivait au quotidien. Elle se couchait fréquemment la peur au ventre, la tête coincée entre ses deux oreillers, les doigts enfoncés dans ses oreilles comme elle faisait quand elle était petite et que l’orage grondait.  Quand elle serait trop fatiguée, le sommeil l’emporterait sur l’angoisse.

-          Mais pourquoi tu ne le quittes pas ? demandait régulièrement Marina à sa mère.
-          Ce n’est pas aussi simple. Tu ne peux pas comprendre.
-          Ça c’est sûr, je ne comprends pas ! avait une fois lâché Marina avant de claquer la porte de sa chambre en faisant trembler les murs et sursauter le chat de la maison.

En cette veille de rentrée, la dispute tourne autour d’une histoire de chèque. Marina s’apprête à allumer son lecteur MP3 pour s’isoler lorsqu’un bruit se fait entendre contre son mur. Les cris eux se sont tus. Marina se lève, déverrouille sa porte et voit sa mère au sol. 

-          Maman, ça va ?
-          J’ai glissé, affirme sa mère.
-          Quand est-ce que vous allez arrêter ? Ne la touche pas !
-          De quoi elle se mêle, celle-là ?
-          Celle-là n’en peut plus des vos histoires. Vous êtes aussi fous l’un que l’autre.
-          Répète un peu. Allez, vas-y. Répète !
-          Alain, laisse-là. Retourne dans ta chambre, Marina.
-          Non, tu restes là, ordonne-t-il à sa fille tout en la retenant par le bras.
-          Lâche-moi, tu me fais mal espèce de salaud ! Marina hurle toute la rage contenue en elle depuis des années et le repousse avec une force insoupçonnée de la part d’une adolescente d’1m50.

Le temps semble suspendu alors que tout se joue pourtant en quelques secondes. Son corps vacille, hésite puis dévale l’escalier avant de s’arrêter net dans une position sans équivoque.

-          Mais qu’est ce que tu as fait ? Qu’est ce que tu as fait ? C’est pas vrai.

À l’heure où ses camarades choisissent avec soin la tenue qu’ils porteront le lendemain, terminent un devoir repoussé les deux semaines précédentes, bouchonnent sur la route du retour dans la voiture familiale la tête collée contre la vitre, les yeux mi-clos et la musique dans les oreilles pour éviter le dialogue avec les parents, Marina articule : « je suis un fait divers ». 


lundi 30 mars 2015

Les Cow-boys et Les Indiens



        
           Je ne suis pas malade, mais je n’ai pas très envie d’aller à l’école aujourd’hui. Maman est en vacances alors je trouve que ce n’est pas juste que j’aille en classe. Pour une fois que je peux l’avoir pour moi tout seul. Lorsqu’elle est venue me réveiller, je lui ai dit que j’avais mal au ventre et je n’ai pas eu besoin d’en dire plus pour la convaincre. Je pense que ça lui plaît, à elle aussi, que l’on passe la journée rien que tous les deux.

Il n’y a presque plus rien dans le frigo et Maman, connaissant mon intérêt pour les supermarchés, me demande si je me sens la force d’y aller avec elle. Je lui réponds d’un faible sourire. Je suis censé être malade, il faut que j’évite de me montrer trop joyeux. Elle soulève les cheveux sur mon front.

-     Tu n’as pas l’air d’avoir de la fièvre. On appellera le Docteur Monroe si ça ne passe pas. Ok ?

Après les courses, je lui dirai que ça va beaucoup mieux. Je n’ai pas envie d’aller voir le médecin. Le Docteur Monroe est tellement vieux qu’il n’entend jamais ce que je lui dis et qu’il me crie très fort dans les oreilles en me disant de respirer le plus fort possible.

-      En route !

Lorsqu’elle démarre la voiture, elle applaudit en entendant les premières notes de sa chanson préférée.

-          Tu sais Jordan, c’est à cause de cette chanson que tu portes ce prénom.
-          Oui, Maman.

Elle me l’a déjà dit à peu près 300 fois et je n’ai que 6 ans et demi. J’ai même un peu plus. Dans exactement 4 mois, j’aurai l’âge de raison. Est-ce qu’on peut encore mentir une fois qu’on a l’âge de raison ? J’ai l’impression que oui car Papa le fait, lui. C’est à cause de ça que Maman et lui se disputent souvent. Elle lui répète de grandir un peu, de prendre ses responsabilités. Je trouve qu’il est déjà assez grand. Quand il vient me chercher à l’école, il dépasse tous les autres papas.

-          I’m a poor wayfaring stranger… chante-t-elle en même temps que la radio. Je sens que ça va être notre jour de chance me dit-elle en jetant un œil dans le rétroviseur.

Je hoche la tête en guise de réponse avant de coller la tête sur la vitre pour observer le Dunkin’ Donuts devant lequel on passe et ne s’arrête jamais. Maman dit que ces cochonneries bouchent les artères. Je me promets que lorsque j’aurai le droit de conduire tout seul, j’irai tout droit manger des tas de donuts jusqu’à ce que j’explose.



            Une sirène de police stoppe mes rêves sucrés.


-          Que se passe-t-il ? demande Maman en surveillant son compteur. Je ne roule pas trop vite, pourtant.

On doit s’arrêter sur le bord de la route. Maman parle au policier. Je ne sais pas ce qu’il lui dit. Mon regard passe sans arrêt de son arme accrochée à sa ceinture à ses lunettes de soleil opaques.

-          Bonne journée Madame. Soyez prudente. Salut mon garçon !
-          Tout ça pour un clignotant… peste Maman en redémarrant.

Une fois sur le parking, j’ai vraiment envie d’aller aux toilettes. Il faut croire que mon mensonge me rattrape.

-          On va demander à Nigel, me rassure Maman.

Les toilettes du supermarché sont réservées aux gens qui travaillent là. Nigel, c’est le fils de notre voisine. Il n’est pas tout le temps au magasin car il va aussi à l’université. Ce matin, nous avons de la chance, il se trouve juste à l’entrée où il range une pile de shampooings. Ça me donne envie de faire un chamboule-tout. L’autre fois, à ce jeu, j’ai gagné un pistolet à eau. Ce soir-là, Papa m’a montré sa collection d’armes qui lui venait de son père. Il m’a dit qu’il me montrerait comment ça marche quand je serai plus grand. C’est toujours la même phrase. Je suis toujours trop petit pour faire les choses. Pourtant, j’ai bien grandi. Sur ma toise en forme de girafe, j’arrive presque tout en haut de son cou.

-          Hey, champion ! Ça va ? Quoi de neuf ?

Nigel m’accompagne derrière une porte où se trouvent également les vestiaires des gens qui travaillent ici. Il allume la lumière.

-          Le trône de monsieur est avancé. Ça va aller ? Tu éteins en sortant et tu claques la porte.

Quand je sors des toilettes, j’entends crier. C’est la voix de ma mère. Je traverse les allées jusqu’à ce que je la trouve. Elle est par terre à côté de boîtes de soupe à la tomate renversées. Je déteste ces soupes qui, une fois réchauffées sentent… Maman ne veut pas que je le dise car on ne doit pas  plaisanter avec la nourriture blablabla, mais ça sent vraiment le v-o-m-i.

En m’approchant, Maman hurle mon prénom. Elle n’a pas l’air contente de me voir.

-       Maman ?
-    Jordan… Jordan répète-t-elle en secouant la tête de gauche à droite ou de droite à gauche, ça dépend à partir de quand vous regardez.
-       Il sort d’où ce gosse ? 

La question vient d’un homme situé à quelques mètres de nous. Il est debout. Il porte une cagoule sur la figure.  Elle ressemble à celle que je mets l’hiver sauf qu’on ne voit que les yeux et un peu la bouche. J’ai envie de rire car elle est mise de travers, mais ça ne se fait pas de se moquer des autres, même si à l’école Ethan est toujours en train de dire des choses fausses et méchantes sur moi. Un autre homme à cagoule est là aussi.

-     Waouh ! je fais en voyant les armes qu’ils tiennent entre les mains. Tu as vu, Maman ? C’est comme dans les films !
-      Tu as bien fait de venir aujourd’hui Jordan, me dit Nigel. Il a les mains sur la tête et me fait un clin d’œil. On répète pour le tournage d’un film. Ce n’était pas prévu qu’il y ait un enfant dans le scénario, mais puisque tu es là, on va faire une exception ! N’est-ce pas messieurs ?
-    Génial ! Maman a dit que c’était notre jour de chance ! Hein, Maman ? Il s’appelle comment le film ?
-       Ça s’appelle Les Cow-boys et Les Indiens.
-       Et moi ? Je suis un cow-boy ou un Indien ?

Une larme coule sur le visage de Maman. Je sais qu’elle a toujours rêvé de devenir actrice, mais les rêves ne permettent pas de payer la maison et la nourriture comme elle le dit souvent  alors elle fait un autre travail avec des dossiers partout sur son bureau et un mal de dos à force de rester assise. Elle revient souvent énervée de son travail alors là je suis heureux qu’elle fasse quelque chose qu’elle aime.

Je suis content d’avoir ment… euh d’être malade pour assister à ça.

Dehors, il y a des gens qui veulent entrer, mais les portes sont bloquées et ils repartent l’air drôlement énervés. Je comprends. Eux aussi aimeraient être dans le film.

-          Maman ? Maman ? Elle est où la caméra ?
-          Faites taire ce gosse, lance un des deux acteurs déguisés.

Nigel met son index sur la bouche et je lève mon pouce pour lui dire que j’ai compris. Ce n’est pas si amusant que ça de jouer dans un film. Il faut beaucoup attendre et ne pas parler.  Je n’ai plus très envie de continuer.

À l’extérieur du magasin, je vois une voiture de police. L’un des deux types en cagoule insulte l’autre avec des mots que je ne peux pas répéter sinon ça me coûte 10 cents par gros mots. Papa a déjà bien rempli la tirelire à lui tout seul. À chaque fois qu’il bricole, il peut ajouter au moins 1 dollar.

-          Ça paiera les études du petit, dit-il toujours.
-          Qu’il est bête, répond Maman en haussant les épaules et en levant les yeux au ciel.

Si je ne vois toujours pas où est la caméra à l’intérieur, j’en vois plusieurs dehors par la façade vitrée. Une autre voiture de police s’arrête devant le supermarché. Je vois le policier de tout à l’heure en sortir.

-      Maman, il y a le policier du clignotant ! Lui aussi, il joue dans le film ?
-    Tu vas la fermer, maintenant ! hurle un des types en crachant par l’ouverture de sa cagoule. Il se précipite sur moi. Je me cache dans les bras de Maman qui me serre si fort que ça me fait même un peu mal. Ça a beau être un film, l’homme me fait peur. Je ferme les yeux, respire le parfum de Maman et je me sens un peu mieux même si j’ai de nouveau mal au ventre.
-       J’ai mal au ventre…
-       Ce n’est pas le moment, Jordan. Retiens-toi, chuchote Maman dans mon oreille.
-       C’est foutu. Les flics sont partout dit cagoule n°2 qui doit être l’auteur du film.


Tout à coup, un bruit me fait sursauter. Ou plutôt plusieurs bruits. J’ai dû m’endormir. C’est beaucoup trop long. J’aimerais bien rentrer maintenant et regarde des dessins animés à la télé ou ma cassette des Schtroumpfs. J’ai dû aller me coucher avant de voir la fin l’autre soir et elle est encore dans le magnétoscope. Maman me serre un peu moins maintenant. Je lève la tête et je vois qu’elle a la bouche ouverte et les yeux fermés. J’ai froid et en même temps, j’ai l’impression de transpirer. D’ailleurs, c’est comme mouillé sur mon ventre. Je baisse les yeux et vois que mon tee-shirt Scooby-Doo est couvert de rouge au niveau de mon nombril. Je sais que dans les films, ils mettent du faux sang alors je n’ai pas peur.  Waouh, c’est vachement bien fait ! Et ils ont fait ça, sans que je m’en rende compte. Dommage, j’aurais bien aimé voir de plus près.

Ça me rappelle la fois où j’avais saigné du nez pendant la nuit. En venant me réveiller, Maman avait hurlé et m’avait pris dans ses bras en courant et en criant « Mon Dieu, Jackson, sors ta voiture on doit emmener Jordan aux urgences ». Mon père, beaucoup moins stressé, lui avait dit de se calmer, que j’avais simplement saigné du nez. Ce jour-là, j’avais eu le droit à un énorme morceau de viande rouge avec plein de sauce. Il fallait que je récupère des forces.

 Je sors un mouchoir de ma poche. Tout à l’heure, j’y ai enfermé mon chewing-gum à la fraise qui après 10 minutes de mâche et de bulles n’avait plus trop d’intérêt. Le sang ne venait ni de ma narine gauche, ni de la droite. Maman a elle aussi une tache sur son chemisier. Elle se voit moins car sa tenue est foncée. Maman, une tache ? Non, ce n’est pas possible. Je crois bien que c’est la première fois de toute ma vie que je vois ça. Elle me gronde toujours lorsque je rentre de l’école avec des habits tachés. « Tu ne peux pas faire un peu plus attention, Jordan ? Si ça continue tu n’auras plus rien à te mettre et tu vas devoir aller à l’école en slip ! » Ça me fait toujours beaucoup rire quand elle me dit ça. J’imagine la tête de madame Knight et des enfants de ma classe me voyant arriver presque tout nu et je rigole encore plus. Je secoue Maman pour la prévenir parce que si je parle l’autre va encore mal le prendre. C’est comme quand Papa conduit et que nous sommes perdus, il baisse la radio et si je parle, il me gronde en disant qu’il ne peut pas se concentrer. Du coup, tout le monde est fâché et plus personne ne parle pendant un long moment. Je commence à chatouiller Maman, mais elle fait semblant de ne rien sentir. Je fais la même chose quand elle vient me voir le soir. Je l’entends arriver dans le couloir et j’éteins ma lampe en vitesse et je ferme les yeux. C’est difficile de ne pas bouger les paupières et parfois je ne peux pas me retenir de rire. Maman est bien plus forte que moi à ce jeu. Elle joue vraiment bien la comédie !  

La vitre du supermarché a explosé en morceaux. Il y a des milliers ou peut-être des millions de morceaux par terre qui brillent à cause du soleil. On dirait une rivière de diamants. J’ai envie d’en ramasser un pour le montrer à l’école,  demain. Je tourne la tête et je vois les deux types allongés sur le sol. Ils sont recouverts de faux sang, eux aussi. Il doit y en avoir un tonneau entier quelque part dans le magasin.

Plus loin, j’aperçois les chaussures vertes de Nigel. Je ne vois pas sa tête car il est entouré de trois hommes. L’un d’eux lui appuie très fort sur sa poitrine à plusieurs reprises.

-          Viens mon garçon, c’est fini.

Un homme me tend sa main et me prend dans ses bras. Je suis vexé car ça fait bien longtemps que plus personne ne me porte. Je ne suis plus un bébé !

              Une fois dehors, je vois tout plein de caméras. Je reconnais le logo de plusieurs chaînes télé. Maman a raison, c’est notre jour de chance ! On tourne dans un film et on passe à la télé !

dimanche 8 février 2015

L'Homme parfait




           Les portes de l’ascenseur se referment juste après son passage. Elle a réussi avec peine à faire entrer sa valise, trop lourde pour un petit bout de femme comme elle, et son sac de voyage dans l’appareil exigu et sombre. À plus de deux, on y est à l’étroit. Même seule, elle s’y sent toujours oppressée. Elle évite le plus possible d’emprunter ces machines. Plus jeune, elle était restée coincée dans l’une d’elles. La lumière s’était éteinte. Elle avait tambouriné de toutes ses maigres forces sur la porte en criant des « au secours » et des « à l’aide » à n’en plus finir. L’incident avait duré à peine 5 minutes mais l’avait profondément marquée.

Aujourd’hui, là dans cet ascenseur, elle se sent bien. Elle sourit. Elle sait que c’est le début d’une autre vie, un nouveau départ. Elle ferme les yeux pour savourer l’instant jusqu’à ce qu’une légère secousse lui signale que le rez-de-chaussée est atteint. Les portes s’ouvrent.

-         Bonjour Blandine, vous partez en voyage ? demande Marthe, la concierge de l’immeuble qui cumule aussi le titre de personne la plus curieuse du quartier.
-          Oui, un grand besoin d’air…
-          Et votre gentil mari, il n’est pas avec vous ?
-          Il me rejoindra directement là-bas.
-          Ah… d’accord. Bonnes vacances. À bientôt.
-          Merci Marthe. Au revoir.

Elle range ses bagages dans le coffre de la voiture et jette un dernier regard en direction de l’immeuble. Au sommet des marches, Marthe agite la main. Pour un peu, elle lui enverrait des baisers, pense Blandine amusée.

À la sortie de la ville, elle s’arrête à la station-service faire le plein. Elle est prête pour rouler pendant des heures.

Elle aime se retrouver seule. C’est l’occasion de faire le point sur sa vie. Les kilomètres défilent ainsi que les années. Elle repense à sa rencontre avec Michel. C’était il y a cinq ans. Déjà. Elle se fit lors d’un congrès médical, lui était dermatologue, elle secrétaire. Gêné par l’oubli d’un bagage dans le train qui l’avait amené sur les lieux du congrès, il lui avait demandé où il pouvait téléphoner. Son cœur avait fait un bond en croisant le regard de la jeune femme. Elle avait un iris d’un bleu profond et l’autre vert clair. Il n’aurait peut-être pas l’occasion de la revoir. Il lui laissa sa carte de visite. Il n’avait rien à perdre. Blandine le rappela après l’avoir laissé mariner trois longues semaines. C’était la première fois qu’il agissait ainsi, mais ce qu’il avait ressenti simplement en la regardant était si intense qu’il ne pouvait en rester là.  Dans le train du retour,  il pensa à ce film qu’il avait vu,  trois ou quatre ans auparavant au cinéma, dans lequel Ludovic Cruchot, alias Louis de Funès était littéralement électrisé par sa rencontre avec Josépha.

         Très vite, Michel l’avait demandé en mariage. Blandine n’aurait pu être plus heureuse. Ses amies étaient terriblement jalouses que la perle rare ait éclos si près d’elles.

-           Michel est tellement gentil et beau...
-           Il n’aurait pas un frère, par hasard ? 

Blandine était flattée d’entendre ces compliments sur celui qu’elle considérait comme l’homme de sa vie. Michel était l’homme parfait.

Du moins, il le fut pour un temps. Lorsque Blandine ne put lui donner d’enfants, le discours changea. Elle avait fait les examens, cela ne venait pas d’elle. Michel avait explosé, traitant les médecins d’incapables. Un comble en étant lui-même médecin.

Ça ne pouvait pas être de son fait. Il avait épousé une femme incapable d’enfanter. Dès lors, il ne la considéra plus de la même façon.

Lorsqu’elle évoquait la situation du bout des lèvres à ses amies ou à sa mère,  elle entendait :

-          Tu as de la chance au moins il ne te trompe pas !
-          Si seulement mon Gérard était encore de ce monde…

Son entourage ne voulait pas la croire. En public ou en famille, Michel redevenait celui qu’elle avait aimé. Attentif, serviable, drôle et beau. Toujours aussi beau. Il était difficile de voir que derrière cette belle enveloppe se cachait un autre homme. Il avait cassé un nombre incalculable de choses dans l’appartement. Un matin, il s’était coupé en marchant sur un morceau de verre, témoin d’une colère de la veille. Ce jour-là, il porta la main sur elle pour la première fois. On se souvient toujours des premières fois. Elle avait espéré que ce serait la seule et unique. Hélas.

 Le plus terrible était la souffrance psychologique. Les bleus, les marques finissaient par disparaître.

Elle aurait pu simplement partir, mais non elle savait qu’il la retrouverait et ce, où qu’elle aille. Elle était coincée. Il lui ferait payer l’affront. On ne le quittait pas. Elle ne voulait plus de cette vie à deux. D’ailleurs, l’expression « vie à deux » n’avait plus aucun lieu d’être.

Tout cela était désormais derrière elle. La veille au soir, elle lui avait servi un verre. Il ne s’était pas méfié. Il avait toujours eu un penchant pour l’alcool. Elle avait caché son sourire de satisfaction lorsqu’il avait bu d’une traite. Une fois écroulé sur le lit, il avait été facile de le mettre hors d’état de nuire. Il semblait dormir la tête enfouie dans l’oreiller. À côté de lui, sur le dessus de la table de nuit, bien en évidence,  se trouvaient des boîtes de médicaments vides ou presque ainsi qu’un verre dans lequel subsistaient quelques larmes d’un vieux whisky. Coincée sous le verre, une feuille sur laquelle Michel avait tapé à la machine des mots expliquant son geste.

Elle avait fermé les volets de l’appartement et la porte des 70m2 qui avaient constitué sa prison. Peu importe ce qui lui arrivait maintenant. Désormais, elle était libre. Ses bras tendus sur le volant laissaient apparaître les bleus d’une récente dispute. Cette fois, il n’y en aurait plus d’autres.

jeudi 18 septembre 2014

Coup de chaleur






Elle aurait dû être arrivée. Voilà deux heures qu’elle a quitté le travail. Fred doit s’inquiéter. Son chef avait voulu la voir quelques minutes avant qu’elle ne quitte le bureau. Il semblait faire exprès de la convoquer quand elle était sur le départ.


Elle est coincée sur cette fichue bretelle d’autoroute. Il fait une chaleur abominable. Évidemment, sa climatisation a décidé de la lâcher la veille. Ses cuisses collent au siège, ses tempes sont grasses. Tout ce dont elle rêve, c’est d’un soda bien frais. En temps normal elle déteste ça. Probablement, le même phénomène qui poussait les gens à demander un jus de tomates dans l’avion. Elle récupère une bouteille d’eau dans son sac à main. L’eau est chaude, elle en boit le tiers en se disant qu’elle ne va pas tarder à le regretter puisque, c’est toujours quand on ne peut aller aux toilettes que l’envie devient pressante. Elle repense à cet hiver, lorsque les journaux télévisés montraient les images de personnes coincées sur les routes en raison de fortes chutes de neige.


Un frisson lui parcourt l’échine en pensant aux paysages blancs. Chaque été, elle déclare détester la chaleur. La saison froide venue, il ne faut pas la pousser pour qu’elle se plaigne du froid qui s’invite jusque sous les draps. Mais là… les mains sur le volant guettant la moindre avancée du trafic, elle étouffe. Elle prend rarement sa voiture pour aller travailler mais, en plein été, elle bat habituellement des records sur son temps de parcours.


Par moment, un klaxon retentit, puis, par effet boule de neige (la neige, encore elle !), d’autres se laissent gagner par la tentation. Ça ne sert à rien, certes, mais ça fait un bien fou !


L’attente est insupportable. Elle a envie de quitter son véhicule, de tout laisser et filer à pied. La chaleur lui donne envie de dormir. Il faut qu’elle s’occupe. Elle tourne la tête vers la gauche, l’automobiliste au frais dans son 4x4 noir se cure le nez pensant sûrement que l’habitacle le protège des regards. À droite, un bras poilu et rouge laisse apparaître un tatouage représentant Johnny Hallyday. Elle pensait que des fans comme ça n’existaient que dans les émissions télé.


L’homme mâche bruyamment un chewing-gum. Elle voit le petit morceau vert apparaître et disparaître à un rythme effréné. Elle en a mal à la mâchoire. De l’autre côté, l’homme au 4x4 ronge ses ongles. Si l’attente devait encore durer longtemps, elle ne serait pas surprise de le voir se raser en s’aidant du rétro.

- Hello, jolie !

Il ne manquait plus que ça. La drague par un sosie au quinzième degré de Johnny. Elle lui adresse un sourire poli. Dans la circulation paralysée, pas moyen de s’échapper. Remonter ses vitres et mourir encore un peu plus de chaud ? Hors de question.

- C’est quoi ton prénom ? Moi c’est Al.

Quelque chose lui disait que derrière ce diminutif se cachait probablement un Albert ou un Alain plutôt qu’un Allan.

- Laura, lâche-t-elle sans penser que…
- Oh oh oh Laura…

Elle aurait pu y penser et donner un autre prénom. Un de ceux que Johnny n’avait pas chantés. Elle était trop honnête.

- Excusez-moi, j’ai un coup de fil à passer. La bonne vieille excuse. Son SMS envoyé il y a bientôt une heure est resté sans réponse.
- Pas de problème, Laura j’ai tout mon temps et toi aussi lui répond-il en appuyant ses propos d’un clin d’œil.

Quelle lourdeur ! Elle prie pour que sa file avance plus vite que celle d’Al-Johnny.

Décroche. Décroche Fred. Allez… espère-t-elle avant d’entendre le répondeur se mettre en marche.

Fred, c’est encore moi. J’espère que tu as eu mon message. Je suis toujours coincée dans les embouteillages, c’est l’enfer ! On ne va pas être en avance chez ton frère. Je ne suis pas certaine d’être à la boulangerie avant la fermeture. Si tu peux y passer avant moi… sinon tant pis pour le gâteau. À tout à l’heure. Je t’aime.

Elle avait toujours l’air stupide en parlant à un répondeur.

Pour faire passer le temps, elle met la radio en marche. Une voix guillerette dénombre tant de kilomètres de bouchon en raison d’un accident sur la route sur laquelle elle se trouve. Sans transition, l’animateur lance le tube d’un chanteur dont elle n’a jamais entendu parler. Avant que les premières notes ne retentissent, une publicité précise qu’avec la chaleur et la climatisation, un impact sur un pare-brise peut s’aggraver. Au mot « climatisation » remuant le couteau dans la plaie, elle coupe la radio. Si même les ondes s’y mettaient !

Elle ne supportait pas de ne rien faire et Fred et sa fâcheuse manie de ne jamais répondre au téléphone quand elle avait besoin de lui. Il avait pris sa journée afin d’avancer dans les travaux de leur maison. Lorsqu’il n’avait pas décroché lors de son premier appel, elle l’avait imaginé, en équilibre sur un escabeau et s’était dit qu’elle ferait mieux de lui envoyer un SMS, qu’il n’aurait pas à lâcher ce qu’il était en train de faire pour s’entendre dire qu’elle était coincée sur la route, ce à quoi il répondrait sans doute « tu arriveras quand tu arriveras ». Elle aimait son esprit pratique et son calme à toute épreuve.

Finalement, elle ne résiste pas à la tentation de le rappeler. Elle a besoin de partager la galère dans laquelle elle se trouve. Elle appuie sur la touche bis de son téléphone.

- Allo ?
- Ah, Fred ! Enfin !
- Allo, vous m’entendez ?
- Vous ? Mais qu’est-ce que ? s’interroge Laura avant de regarder son écran. Il est bien affiché « chéri ». C’est ainsi que Fred figure dans son répertoire. Le temps de remettre le téléphone à son oreille, il n’y a plus personne au bout du fil.

Elle rappelle.

- Allo ?
- Fred ?
- Madame… Bru… Brunet ?
- Non. Enfin, oui. C’est moi.


Techniquement, elle n’est pas encore madame Brunet. Cela lui fait tout drôle de s’entendre appeler ainsi. Pour l’instant, Madame Brunet c’est la mère de Fred.


- Je suis le capitaine Tessier.
- Capitaine ?


Le bouchon et l’accident dont parlait la radio… les sirènes des secours qu’elle avait entendues… Elles étaient pour lui. Il n’y aurait pas d’autre madame Brunet.