Je m’appelle
Noémie et j’ai 8 ans depuis une semaine. J’avais poussé mon premier cri entre
deux tôles du gigantesque bidonville de Dharavi, près de Mumbai. J’étais née en
Inde, le grand pays en rose sur la carte du monde accrochée au mur de ma
chambre. 14 mois plus tard, j’avais fait mes premiers pas dans une grande maison
en France, sous la surveillance étroite de celle que j’avais appelé « Maman »
instinctivement.
Ma première
maman était trop pauvre pour me garder. Elle avait eu le temps de me donner un
prénom avant de me confier à l’orphelinat. Netravati, ca voulait dire
« aux beaux yeux ». Je ne voyais pas en quoi ils étaient beaux et ça
n’avait pas changé grand-chose puisqu’elle m’avait abandonnée.
Noémie, c’était
le prénom qui allait avec la nouvelle vie et le nouveau pays. Sur les papiers,
je m’appelais Noémie Netravati Carzon.
Quand j’étais
petite, Maman m’avait expliqué que je n’étais pas sa vraie fille. Elle ne
l’avait pas dit comme ça, mais c’est ce que ça voulait dire. Elle m’avait dit que
j’avais été adoptée et que c’était pour ça que j’étais différente de Lucie et
de Paul qui, eux, étaient ses vrais enfants. Quand j’étais encore plus petite,
je ne savais même pas que j’étais différente. A l’école, un jour, Lilian
m’avait demandé où était ma maman. Je lui avais dit « à la maison »
et il avait dit « non, ta vraie maman, celle qui est marron, comme toi ! »
Je m’étais mise à pleurer sans savoir pourquoi.
Je pensais que
j’étais un peu comme le vilain petit canard. Mon père, ma mère, mon frère et ma
sœur étaient blancs comme une Vache qui rit et moi j’étais aussi foncée qu’une
tablette de chocolat très noir.
C’était bizarre
de penser que, avant, j’avais eu une autre famille et que j’habitais dans un
pays avec des gens comme moi. Ici, je ne passais pas inaperçue. J’étais la
seule indienne de ma classe et même de toute l’école. Ca facilitait les choses
pour les maîtresses, elles retenaient facilement mon prénom.
Pour mon
anniversaire, j’avais demandé une poupée qui me ressemblait. A la Grande récré,
il n’y en avait pas. Elles avaient souvent les cheveux jaunes comme ceux de
Lucie et des yeux bleus. J’en avais une qui me ressemblait, mais c’était une
poupée de collection que ma tante Céline avait ramené de voyage et je n’avais
pas droit de jouer avec. Je ne voyais pas l’intérêt d’avoir un cadeau dont je
ne pouvais pas me servir. On m’avait dit que je serai contente de l’avoir quand
je serai grande mais je ne comprenais pas bien car moi, c’était maintenant que
je voulais jouer avec. En plus, les adultes ne jouaient pas à la poupée. J’avais
aussi une petite poupée Pocahontas qui venait de Disneyland. Ce n’était pas une
indienne de l’Inde, mais de l’Amérique parce que Christophe Colomb n’était pas
doué en géographie et qu’il avait confondu les deux.
Le soir, après
les devoirs, Lucie et moi avions le droit de sortir jouer dans l’impasse. Nous
y retrouvions nos voisins. Il y avait les jumelles Margaux et Léonie et les
frères italiens Ugo et Lorenzo. J’étais amoureuse de Lorenzo mais ça personne
ne devait le savoir. Il avait le même âge que moi mais il paraît qu’il était
surdoué. Il avait sauté deux classes. Il était au courant de beaucoup de choses
et nous racontait toujours des histoires que nous écoutions la bouche ouverte
de fascination. Surtout moi, vous savez pourquoi.
Un soir, alors
que je mettais la table avec Maman, j’en avais profité pour lui poser une
question qui me perturbait depuis un moment.
- Maman, c’est vrai que tu m’as achetée ?
- Bien sûr que non ! Pourquoi dis-tu ça ?
- C’est Lorenzo. Il a dit que tu avais payé pour
m’avoir et que c’était comme ça quand on adoptait un enfant.
- Enfin, tu le sais bien. Je t’ai déjà
expliqué ! L’argent ce n’était pas pour t’avoir mais pour les papiers, les
procédures, les dossiers…
- Ah… Donc j’étais gratuite ?
- Ce n’est pas une question d’argent. Nous t’avons
adoptée car Papa et moi nous te désirions plus que tout. Ce Lorenzo, il est
peut être surdoué mais il est n’est pas très malin de te mettre de telles idées
dans la tête. Appelle ton frère et ta sœur au lieu de dire des bêtises, on va bientôt
manger.
Maman m’avait
dit que si j’étais restée en Inde avec ma vraie mère, je ne serais pas allée à
l’école. Je ne voyais pas en quoi cela était un problème. Elle avait aussi
précisé qu’à mon âge, là-bas, certains enfants travaillaient déjà pour aider
leur famille, tandis que moi je n’avais qu’à faire mes devoirs et m’amuser.
Elle disait qu’en Inde, c’était très difficile pour une famille pauvre d’avoir
une fille car, lors du mariage, il fallait donner beaucoup de sous à la famille
du marié. Comme j’étais quand même un peu indienne, même si je vivais en France,
j’avais un peu économisé l’argent que me donnaient mes grands-parents.
Contrairement à Lucie qui en dépensait plein, je le gardais dans ma tirelire
pour le jour où Lorenzo voudrait se marier avec moi. Selon Maman, je ne devais
pas en vouloir à ma vraie mère de m’avoir abandonnée car elle m’avait sauvé la
vie et que ça n’avait pas dû être facile pour elle. Pour moi, l’Inde était
comme dans les contes. Allongée sur mon lit, je m’imaginais à la place d’une
princesse indienne vêtue d’un sari brodé d’or. Je me baladais à dos d’éléphant
et tout le monde me saluait d’un « Namaskar, princesse Netravati ».
-
Paul, Lucie, Noémie ! Descendez on a une
grande nouvelle à vous annoncer.
La voix de Papa avait mis fin à mes rêveries.
Tous les
trois nous avons dévalé l’escalier. Paul arrivait toujours le premier ; il
faut dire qu’il était plus grand que Lucie et moi. Une fois en bas, nous nous
sommes jetés sur le canapé en nous poussant les uns les autres pour éviter la
place du milieu qui était la moins convoitée. Lucie, moins bagarreuse et
beaucoup plus douce que Paul et moi avait fini par s’y retrouver. Nos visages
étaient souriants. Chacun rêvait à cette fameuse nouvelle. Pour Paul, elle se
matérialisait sûrement sous la forme d’un scooter rouge flambant neuf. Lucie,
je le savais, s’imaginait qu’on allait enfin avoir un petit chaton dont elle
rêvait tant. Elle lui avait déjà trouvé un prénom : « flocon».
- Même s’il est noir ? Je lui avais demandé
lorsqu’elle m’avait confié son souhait.
Vexée, elle n’avait plus rien dit et
avait simplement haussé les épaules.
Quant à moi,
j’espérais que Papa et Maman nous annoncent qu’ils allaient avoir un autre
enfant. Comme ça, je ne serais plus la dernière et on me remarquerait peut-être
moins, trop occupés à définir si Bébé avait les yeux de Papa ou le nez de Maman
et à s’extasier lorsqu’il tenterait de faire rentrer le triangle dans l’ouverture
ronde de sa maison des formes.
Papa et Maman se tenaient la
main.
-
Alors voilà, a dit Papa. Cet été nous allons
tous en Inde.
Tout le monde avait l’air réjoui.
J’ai bien tenté de sourire.
-
Tu es contente ? M’a demandé Papa.
Quoi ? C’était
ça la bonne nouvelle ? Mon menton a commencé à trembler, mon nez et mes
yeux à piquer. Les larmes ont coulé.
- Mais enfin Noémie, pourquoi pleures-tu ?
- Je ne veux pas retourner en Inde. Je veux rester
avec vous. Je serai sage et je travaillerai bien à l’école. Je le promets. Ne m’abandonnez
pas !
- Mon ange, si nous allons en Inde c’est pour te
montrer ton pays, tes racines. Comment peux-tu penser que nous allions t’y
laisser. Tu es notre fille au même titre que Lucie.
- C’est Lorenzo. Il m’a dit que si je n’étais pas
sage vous alliez me rapporter en Inde et me redonner à l’orphelinat.
- Ma puce, il te fait marcher. Tu ne dois pas
croire tout ce qu’il te dit. Avoir un enfant, c’est pour la vie. Quoi qu’il
arrive, nous t’aimerons pour toujours.
Ce soir-là,
longtemps après que Noémie fut couchée, ses parents s’interrogèrent sur les
raisons qui pouvaient bien pousser Lorenzo à raconter de telles histoires à
leur fille. Le père alluma l’ordinateur pour consulter ses mails. Pris d’un
doute, il entra quelques mots dans le moteur de recherche. Un lien vers un
article s’afficha.
-
Chérie ! Viens voir…
-
J’arrive.
-
Regarde.
-
Où ça ?
-
Là, à droite.
- Oh mon Dieu ! « Artem, sa mère
adoptive le renvoie dans son pays d’origine », lit-elle à voix haute.
L’été arriva
et la famille était sur le point d’embarquer. Noémie tenait son billet d’avion
Paris-Mumbai dans une main et celle de sa sœur dans l’autre. L’hôtesse de l’air
lui prit son billet et lui dit « bienvenue à bord, princesse ». Le
visage de Noémie s’éclaira et elle redressa le menton, pleine de fierté. Elle jeta
un regard complice à Lucie et elles explosèrent de rire
L’avion se
remplissait. Noémie n’avait jamais vu autant d’Indiens de toute sa vie. Les
genoux sur le siège, elle s’agrippa au dossier pour interroger sa mère assise
une rangée derrière Lucie, Papa et elle :
-
Dis Maman, tu crois qu’eux aussi ont été adoptés ?
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