En 2001, Liam
n’avait que 16 ans. Amy et lui avaient passé des heures et des jours à regarder
les images terrifiantes du 11 septembre. Ils étaient scotchés à l’écran de
télévision. Les images les hanteraient pendant longtemps. Amy penserait à ces
gens qu’elle avait vu sauter des tours pour échapper à l’horreur. Recouverts de
poussière et de cendres, les visages avaient tous la même couleur, celle de la
terreur. Elle revoyait cet adolescent, des béquilles sous le bras, qui rentrait
chez lui parmi des milliers de personnes. Les images aériennes montraient la
statue de la Liberté arborant fièrement sa torche face à Manhattan engloutie
sous la fumée. Ils voyaient les mêmes images à longueur de journée. Ils ne
pouvaient s’en détacher. Ils attendaient des réponses. Pourquoi et comment
pouvait-on faire ça ? Même le pire scénario de film catastrophe n’aurait
pu envisager une telle histoire. Ils étaient définitivement sevrés de ce genre
cinématographique. La réalité était bien pire que la fiction. Comment
pouvait-on inventer des catastrophes pour le cinéma alors qu’il y en avait déjà
bien assez dans le monde réel. Comment pouvait-on se divertir avec de
l’horreur ? Ici, il n’y aurait pas de générique de fin. On ne rallumerait
pas les lumières. Il n’y aurait pas le bruit du pop-corn que l’on écrase en
quittant la salle. On ne rentrerait pas chez soi en continuant de vivre comme
si de rien n’était. Tout était bien réel, trop réel. La météo avait annoncé un
très beau mardi. Le ciel était d’un bleu intense, sans nuage. Le soleil brillait
et la laideur n’en était que plus insupportable.
Liam avait une
tache de naissance sous l’œil gauche. Elle ressemblait à une larme rose qui
n’aurait jamais coulé, qui aurait voulu rebrousser chemin jusqu’à sa source et
qui se serait figée. Un chagrin avorté ou une nostalgie toujours latente, selon
les interprétations. Ce 11 septembre, de vraies larmes coulaient sur ses joues.
Ce jour-là, Liam avait déjà pris sa décision.
Quelques
années après, Amy et Liam avaient fini le lycée. Ils s’étaient mariés jeunes. Ils
s’étaient engagés devant Dieu, et une assemblée pomponnée à l’excès, à s’aimer
jusqu’à ce que la mort les sépare, comme il est coutume de dire. Liam était une
personne en qui elle avait toute confiance, un homme de paroles. Peu de temps
après leur mariage, il s’engageait de nouveau. Il rejoignait l’armée américaine.
On disait « épouser l’uniforme ». Voilà donc qu’il la trompait et
convolait en seconde noces avec la plus terrible des concurrentes. Elle avait à
peine eu le temps de se faire à cette idée, que le départ était déjà pour le
lendemain.
-
Ne pars pas, je t’en prie !
-
Amy… Je reviendrai. Dieu me protégera, avait-il
dit dans un sourire.
- Comme il a protégé les milliers de victimes du
World Trace Center ? La phrase était sortie malgré elle.
-
Je suis né sous une bonne étoile, la preuve je
t’ai rencontrée. Tout ira bien.
« Tout
ira bien ». Il avait de nouveau répété ces trois mots sur le perron en
partant le lendemain. La nuit, elle se réveillait en sursaut en criant son
prénom. Fébrile, elle allumait la télé sur les chaînes d’info, elle consultait
Internet pour voir ce qu’il se passait là où il se trouvait. Le cœur battant de
plus en plus vite lorsqu’elle entendait le mot « Afghanistan » dans
la bouche des journalistes. Chaque jour, la rapprochait un peu plus de son
retour. Certains de ses frères d’armes revenaient blessés physiquement, parfois
gravement. Le plus difficile était de voir de jeunes hommes complètement
détruits intérieurement. Elle se demandait comment l’on faisait pour vivre avec
quelqu’un qui était devenu un étranger pour sa propre famille et pour lui-même.
Elle tentait de se persuader qu’il reviendrait comme avant, qu’ils seraient
plus forts tous les deux et que tout irait bien comme il le lui avait laissé
entendre. Il avait déjà vécu la perte de sa sœur, morte d’une leucémie avant
son treizième anniversaire. Il était d’une famille d’origine irlandaise,
catholique. La foi l’aidait à tenir. Amy ne priait Dieu que pour des causes
bien futiles. Pour ne pas être en retard, pour retrouver son chemin lorsque son
sens de l’orientation lui jouait des tours et même, pour qu’il y ait encore
cette jolie robe qu’elle ne s’était pas décidée à acheter la première fois,
mais qu’il lui fallait soudainement. Elle priait un Dieu à la carte, l’oubliant
le reste du temps.
Parfois à la
radio, elle entendait ce tube repris par le groupe Status Quo. Ils étaient à
peine nés lorsqu’il avait envahi les ondes, mais il était toujours d’actualité
et il prenait tout son sens depuis le départ de Liam.
« You’ll be the
hero of the neighbourhood,
Noboby knows that you left for good
You’re
in the army now »
Elle était fière qu’il se batte pour leur pays et
c’est ce qu’il avait voulu. Demain, cela ferait exactement 8 mois qu’il était
parti. Demain, April viendrait la chercher pour une soirée entre filles. Avant
Liam et Amy sortaient souvent avec April et Joshua. C’était avant la guerre.
Joshua était lui aussi parti en Afghanistan. Les hommes d’un côté, les femmes
de l’autre.
Le lendemain,
elle était dans la salle de bains en train d’appliquer son mascara lorsqu’elle entendit
sonner à la porte. La surprise l’avait fait déraper et voilà qu’elle avait un
trait noir jusqu’à l’oreille droite. Tant pis, elle règlerait ça une fois qu’elle
aurait ouvert à April.
-
J’arriiiiive Apriiiil, cria-t-elle en descendant
l’escalier l’air hilare en pensant à ce trait de mascara qui lui barrait la
joue.
Une fois le
verrou de la porte débloqué, la poignée abaissée, elle ouvrit la porte mais ce
n’était pas April. Elle fut aveuglée par le soleil qui se reflétait sur les
boutons des uniformes des deux hommes situés devant elle. Ils tenaient leur
couvre-chef entre leurs mains. Les gens en uniforme ne viennent jamais pour une
bonne nouvelle.
-
Non, non, non, non, dit-elle en appuyant ces
syllabes de mouvements de tête.
-
Mrs Spencer… entame gravement l’un d’eux.
De
la suite, elle n’entendit que… attaque… bombe…explosion…décédé. Elle sentit son
corps s’enfoncer dans des sables mouvants de douleur. Au second plan de cette
scène tragique, elle vit April se garer et sortir de sa voiture. Elle laissa la
portière ouverte, les clés sur le contact, l’alarme de la voiture se déclencha,
son sac lui tomba des mains et elle se précipita vers Amy. En ce 12 août 2005,
il faisait beau. Trop beau pour mourir. Veuve, elle était veuve à seulement 20
ans. La veille, elle avait fait une manucure. Voilà à quoi elle pensait alors
qu’on lui annonçait que son mari était mort. Elle voulait bien s’arracher les
ongles un par un si ça le faisait revenir ne serait-ce qu’un instant. Ses
ongles manucurés d’un blanc stupide resteraient à jamais liés à ce terrible
moment. Elle n’avait pas encore perdu l’habitude de faire tourner son alliance dans le sens des
aiguilles d’une montre à l’aide son pouce. C’était un geste de jeune mariée,
disait-on.
Elle ne le verrait plus que sur des photos et sur
des films de famille. Elle ne toucherait plus sa peau, elle ne sentirait plus
son parfum, ni son souffle et sa présence lorsque elle s’endormirait. On lui
rendrait le drapeau tricolore, le Stars
and Stripes. La bonne étoile dont il lui avait parlé n’était qu’une étoile
filante. Pendant un moment, elle composerait le numéro de son téléphone
portable. Elle écouterait sa voix sur son répondeur. « Bonjour, vous êtes
bien sur le répondeur de Liam. Je ne suis pas disponible pour le moment.
Laissez-moi un message et je vous rappellerai. A bientôt. Biiiip.». Elle
raccrocherait et réécouterait en boucle. « Je ne suis pas disponible pour
le moment », disait-il. C’était ça, elle allait se réveiller et il allait
revenir se dirait-elle dans un premier temps. Plus tard, elle viendrait se
recueillir sur sa tombe. Une simple stèle blanche parmi des milliers d’autres située
dans le cimetière national d’Arlington. Une nécropole comptant près de
300 000 victimes. Des hommes et des femmes qui avaient approché de trop
près le mot « guerre ». Des frères et sœurs d’armes réunis là où l’herbe tristement verte était
nourrie par des générations de larmes. Dans ce lieu, les tombes poussaient
aussi rapidement que les mauvaises herbes dans un jardin. Parmi elles, Liam, mort
dans la fleur de l’âge. 20 ans à jamais.
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