mercredi 6 février 2013

Bourreaux des cours



        Bouc-émissaire, souffre-douleur, tête de turc, boulet appelez ça comme vous voulez mais cette année dans la 2nde C de ce lycée de province, c’est moi qu’ils ont choisi comme victime. J’étais nouveau à la rentrée de septembre et ils n’ont pas tardé à m’accueillir à leur manière. J’aimerais vous dire que je suis grand, mince, brun aux yeux clairs, sportif et extraverti, mais ce serait mentir. Mes parents m’ont appelé Alex Garnier et j’ai la malchance d’être petit, malingre, myope, timide et roux.Ca aurait pu être pire, j’aurais pu être gay. Ne le prenez pas mal, je n’ai rien contre les gays mais quand je vois ce que certains subissent je suis content d’aimer les filles même si cet amour n’est pas réciproque. Les filles m’ignorent lorsqu’elles ne pouffent pas de rire quand je m’approche d’elles. Pour les garçons, être vus avec moi serait mettre en danger une popularité si chèrement acquise auprès de la gent féminine. Je suis celui que l’on choisit en dernier lorsqu’il faut former des équipes lors du cours de sport, celui que l’on n’invite pas aux soirées ou que l’on sollicite uniquement pour le charrier. Jusque ici, rien de bien dramatique direz-vous, mais le bouc émissaire du XXIe siècle est bien différent de celui d’hier comme vous allez le constater.

       Très vite, au début de l’année, puisque « Roméo et Juliette » était au programme, la prof de français avait décidé de nous impliquer davantage et de nous faire jouer la pièce. Bien sûr, cela n’a pas coupé, elle m’a choisi pour incarner Roméo, peut être parce que j’avais le tort d’être un élève sérieux et intéressé (traduisez par lèche-culs ou fayot dans la bouche des autres). Sophie, la plus belle fille de la classe dont j’étais secrètement amoureux, serait Juliette. Vous imaginez le duo ? Avec moi dans le rôle de Roméo, cela ressemblait plus à un remake de « La Belle et la bête ». Les autres se sont bien marrés surtout que Juliette me dépassait de plus d’une tête.

       Le lendemain, sur un réseau social, j’ai reçu une invitation à rejoindre un groupe intitulé « Juliette est devenue lesbienne quand elle a vu la gueule de Roméo ». C’est là que le cyber-harcèlement a commencé. En plus d’être physique et moral, désormais le harcèlement est aussi virtuel. Avant, il s’arrêtait à la porte du lycée, désormais il nous poursuit. Le groupe étant public, chacun est venu y déverser son lot d’insultes et de vannes sur moi. Chaque jour, le nombre de membres de ce groupe ne faisait que grandir. J’ai voulu être plus fort, faire semblant de ne pas être touché mais au fur et à mesure que l’année s’écoulait, les choses sont allées plus loin, trop loin.

        Un soir, j’ai reçu un SMS d’un numéro inconnu. Vous pensez bien que de toute façon, mon répertoire se limitait à quelques noms. Le message disait :
« Salut, c’est Sophie. Ca te dit de répéter la pièce demain après les cours ? RDV demain après les cours au gymnase ».

       Le lendemain, je suis arrivé au gymnase comme prévu. Sophie n’était pas là. J’ai compris que j’étais tombé dans un piège qui n’avait rien à voir avec elle. Il était déjà trop tard pour m’enfuir. La porte s’était refermée. Il y avait cinq garçons que je connaissais. Certains étaient dans ma classe. Je les voyais tous les jours. Ils ont commencé à me frapper. Comment se défendre face à cinq colosses qui dépassaient tous les 1,80 quand on fait la taille et le poids d’un jockey ? Mes lunettes ont volé en éclats. L’un d’eux à crier « A poil ! » suivi pas des rires enthousiastes. La situation a dégénéré, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin, un mot suffit, on appelle ça un viol. Ils ont pris des photos, les ont mises en ligne. Tant bien que mal, je suis rentré chez moi. J’ai filé dans ma chambre. J’ai dit que je ne me sentais pas bien quand ma mère m’a appelé pour venir dîner. Je ne pouvais pas descendre et affronter le regard de ma famille qui ne soupçonnait rien de tout ce que j’endurais au quotidien. Mon visage n’était pas marqué et je pouvais masquer le reste mais intérieurement j’étais complètement anéanti. Porter plainte ? Pour quoi faire ? Ma vie était foutue. Me venger ? L’humiliation vécue est plus forte que le désir de vengeance. Je n’avais rien fait pour mériter ça. Et quand bien même comment peut-on infliger ça à un autre. J’y pensais depuis un moment, mais ce soir-là, j’ai pris une décision. Probablement la plus importante de ma courte vie. Prêt à en découdre, j’ai posté le statut suivant sur le mur de mon profil : « adieu ».Un simple mot pour mettre fin à tant d’humiliations et de souffrances. Ils avaient remporté le match par KO. La vie n’est pas un conte de fées. Elle ne m’a pas épargné. Mais si je peux vous raconter tout ça, c’est que finalement je m’en suis sorti et Juliette, enfin Sophie, y est pour beaucoup. Deux secondes après mon post, elle m’a écrit « Ne fais pas ça ! ». Nous avons beaucoup discuté. Elle m’a sauvé la vie et a réussi à me convaincre de me battre face à mes bourreaux. Aujourd’hui, nous sommes inséparables. Nous avons eu plus de chance que les amants maudits. Roméo et Juliette ont vécu une histoire d’amour qui s’est terminée en tragédie. Nous avons fait le chemin inverse. Le web avait signé mon arrêt de mort et pourtant il m’a aussi redonné l’envie de vivre. La vie est faite de paradoxes.

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