lundi 23 septembre 2013

La Place de l'autre






Elle est au travail lorsque le téléphone sonne. L’appel provient d’une ligne extérieure. Ève-Marie décroche le combiné tout en tapant sur le clavier de son ordinateur.

-          Allo ?
-          Madame Guérin ?
-          Oui, c’est bien moi.
-          Bonjour, je suis Madame Fournier, la directrice de l’école de votre fils.
-          Oh…
-        Votre fils s’est battu. Vous devriez venir ce soir après la fin de la classe. Je vous attends dans mon bureau.
-          Mon Dieu ! Il va bien ?
-          Oui, oui. Il va très bien.
-          Je vous dis à tout à l’heure.

Ève-Marie a du mal à attendre l’heure fixée par la directrice. Elle se pose plein de questions. Pourquoi son fils, si calme, même un peu peureux s’est-il battu ? À 16h10, elle ne tient plus et rassemble ses affaires.

-         Je dois m’absenter. Une urgence, glisse-t-elle entre deux portes à son supérieur qui lève les yeux au ciel, trahissant ce qu’il pense réellement.
-          Faites, faites donc.
-          Je rattraperai mes heures demain.
-          Il en va de soi.

Elle se moquait bien des réflexions qu’il pouvait lui faire. Son travail n’était pas sa vie. Le vouvoiement participait à cette mise à distance. Trop pressée, elle fait un faux départ et doit remonter après avoir constaté qu’elle avait oublié ses clés de voiture sur son bureau.

Elle se présente à l’accueil de l’établissement et on lui indique le bureau de la directrice. Dans les couloirs, flotte une odeur particulière qu’elle ne peut définir.  Lorsqu’elle pénètre dans le bureau, la directrice se lève ainsi que l’institutrice de son fils. Elle prend place à côté de cette dernière dans une chaise bien inconfortable, mais elle n’est pas là pour passer un bon moment.

-         Madame Guérin, c’est un peu gênant. Aujourd’hui, votre fils a refusé qu’un nouveau camarade s’installe à côté de lui. Je lui ai demandé de s’excuser et de le laisser s’asseoir. Il s’est mis à hurler et a fondu en larmes. Il s’est calmé assez rapidement, mais lors de la récréation, après la cantine, il s’en est pris physiquement à un autre camarade.
-          Je ne comprends pas. Jules n’est pas violent. Il ne veut jamais jouer au foot avec les autres. Il a peur de prendre des coups. Ses cousins le traitent de poule mouillée.
-          Il semblerait que les choses changent. Votre fils est perturbé, Madame Guérin. L’autre jour, je leur ai demandé de se mettre en rang deux par deux. Jules n’a pas voulu se mettre avec un autre enfant. Il a dit qu’il était déjà avec Oscar. Le problème, Madame Guérin, est qu’il n’y a aucun Oscar dans la classe et que votre fils était bien tout seul…
-          Vous avez dit… Oscar ? demande-t-elle d’une toute petite voix.
-          Madame Guérin, êtes-vous sûre que tout va bien ? Lydia, allez donc chercher un verre d’eau.
-       Je suis désolée. Il… Il… faut… que j’y aille articule-t-elle péniblement, le corps parcouru de frissons.
-          Drôle de famille, ne peut s’empêcher de dire l’institutrice.

Ève-Marie récupère son fils qui l’attend dans le couloir. Il est assis sur une chaise qui ne lui paraît pas bien grande et pourtant ses jambes blanches et fines parsemées de quelques bleus pendent dans le vide. Elle lui adresse un faible sourire et il prend sa main sans dire un mot. Ils montent dans la voiture toujours en conservant le silence.

-         Maman, c’est vrai que je suis fou ? demande Jules alors qu’Ève-Marie fixe le dernier feu rouge avant la maison.
-          Pourquoi dis-tu ça ?
-          C’est Jordan qui a dit que j’étais cinglé.
-        Tu n’es pas fou, mon chéri. Je suis désolée. Tout est de ma faute. J’aurais dû t’en parler il y a bien longtemps. Je ne sais pas par où commencer.
-          C’est une histoire avec des « il était une fois » et des chevaliers ?
-          Non, mon chéri. C’est une histoire vraie.
-          Ah.
-          Quand tu… étais dans mon… ventre, il y avait… un autre bébé avec toi.
-          Il est passé où ?
-          Laisse-moi parler, sinon je ne vais pas y arriver, ok ? Donc, il y  avait un autre bébé en même temps que toi. Vous êtes arrivés plus tôt que prévus. Ils ont essayé de le sauver, les docteurs, je veux dire. J’ai failli vous perdre tous les deux. Ils ont réussi à te sauver, mais pas lui. Tu es resté un moment à l’hôpital. Tu étais si petit, si fragile. Te regarder me faisait mal. Je vous imaginais à deux, partageant tout, grandissant en miroir, à travers le regard de l’autre. Tout aurait été en double, les peines comme les joies.



En même temps qu’elle lui racontait, elle voyait défiler des images. Elle se souvenait d’une conversation à la suite de l’échographie qui avait annoncé et confirmé la présence de deux bébés.


-          Jules et Oscar avait-elle dit. Oscar comme le titre de ce film avec Louis de Funès, son acteur fétiche.
-         D’accord pour Jules, mais Oscar non, avait répondu Maxime, son mari. Son patron était depuis peu le père d’un petit Oscar. Il était hors de question que l’un de ses fils porte le même prénom. Et puis ça sonnait comme César. Jules et César ou Oscar, non vraiment ce n’était pas possible. Ils s’étaient mis d’accord pour l’appeler Constant.

Le plus douloureux fut de voir un seul prénom sur le faire-part de naissance. « Ève-Marie et Maxime sont heureux de vous annoncer la naissance de leur fils, Jules » disait le texte. Heureux ? Comment pouvait-on l’être ? Fils prenait toujours un « s » qu’il soit singulier ou pluriel voilà ce à quoi elle pensait. Bien sûr tout le monde se taisait, faisait semblant de partager ce bonheur amputé.
Lorsqu’elle avait appris qu’elle était enceinte, elle ne sut pas si elle devait hurler de joie ou se calfeutrer dans sa chambre pour digérer la nouvelle. Elle qui ne retrouvait jamais rien dans son sac, comment allait-elle pouvoir être responsable d’un petit être. Bien sûr, il y avait Maxime, son cher mari, mais il était si souvent absent. Elle s’imaginait l’enfant dans les bras, arpentant la maison de long en large pour taire ses cris. Elle, l’angoissée, comment ferait-elle si elle ne parvenait pas à comprendre son enfant, s’il ne l’aimait pas ou pire, si elle ne l’aimait pas. Elle ne pensait pas avoir l’instinct maternel. Les enfants l’énervaient plus qu’autre chose. Ceux qui se roulaient dans les magasins parce qu’ils voulaient une énième voiture ou un Kinder surprise dont ils avaient déjà toutes les surprises et dont ils n’aimaient pas vraiment le chocolat. Ceux qui, inévitablement, se retrouvaient dans le compartiment du train qui l’emmenait chez ses parents, qui l’empêchaient de faire quoi que ce soit et qui lui collaient une bonne migraine et la rendaient agressive envers tout et tous. Elle jetait un regard noir aux parents à qui on avait dû injecter un mystérieux antidote, car les cris ne semblaient pas les déranger. Ils étaient immunisés ou alors, se disait-elle, on perçoit moins le bruit de sa propre progéniture que celui d’étrangers.
Oui, elle avait du mal à supporter les enfants des autres. Et le sien ? Elle pensait à sa mère qui avait élevé cinq enfants sans jamais hausser la voix, lui semblait-il. Étaient-ils des enfants exemplaires ou sa mère avait-elle un pouvoir spécial qu’elle lui transmettrait lorsqu’elle viendrait lui rendre visite à la maternité, de même qu’une personne à l’article de la mort en profite pour révéler un secret dans un dernier soupir ?
Ses amies déjà mères semblaient maîtriser la situation. Pourquoi en serait-il autrement pour elle ? Des milliards de femmes étaient passées par là, il n’y avait pas de raison qu’elle n’y arrive pas. Elle commençait tout juste à s’en convaincre lorsque le médecin lui apprit que deux petits cœurs battaient juste en-dessous du sien. Elle s’était mise à paniquer. Elle se posait plein de questions. Un premier enfant, c’était déjà un bouleversement, mais deux ? Elle avait peur de les confondre, de leur attribuer un prénom et de ne plus savoir qui était qui, de devoir leur laisser à vie un bracelet pour les distinguer. C’est vrai ça, comment faisait-on pour savoir ? Après, quand ils seraient grands, ils joueraient de cette ressemblance et la feraient tourner en bourrique ainsi que leurs professeurs et amis.


-          Tu verras, des jumeaux c’est moins de travail car ils s’occupent entre eux, lui disait-on.
-         Ah la la, tu as une chance folle, entendait-elle également. Si elle était aussi chanceuse, elle aurait dû gagner ne serait-ce que 100 euros aux jeux de grattage pensait-elle.
  

Dans les félicitations de certaines de ses amies, elle sentait poindre une once de jalousie.
Et si elle était une de ses mères incapable d’aimer ses enfants ? Elle était tombée sur un reportage à la télévision lorsque Maxime et elle avaient fait le road trip de leurs rêves aux USA. Après avoir dîné dans le restaurant sans prétentions, mais correct du motel dans lequel ils faisaient halte, ils avaient regagné leur chambre située au premier et dernier étage du bâtiment situé à l’arrière de la réception. La pluie tambourinait sur la charpente et le vent soulevait les rideaux. Ève-Marie avait l’impression d’être dans un film d’horreur minable, mais en dehors de la météo lugubre, tout allait pour le mieux. Comme à son habitude, Maxime s’était vite endormi tandis qu’elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, probablement sous l’effet du décalage horaire. Elle avait zappé de chaînes en chaînes jusqu’à tomber sur ce reportage terrifiant dont elle ne pouvait toutefois se détacher. Il parlait de ces mères atteintes d’un syndrome dont le nom ne lui revenait plus. Il était notamment question d’une femme qui avait eu plusieurs enfants et qui les avaient étouffés. À chaque naissance, elle renouvelait l’inimaginable opération. Cette nuit-là, elle ne put fermer l’œil un seul instant.  


Maxime avait été fou de joie en apprenant qu’il allait être père et totalement transporté lorsqu’il apprit qu’ils étaient deux. Il se voyait avec ses fils, leur apprenant à tirer des lancers francs  et toutes ces choses qu’un père pouvait partager.


Oscar n’était pas un ami créé par l’imagination débordante d’un enfant de sept ans comme l’avait laissé entendre l’institutrice. Il était le frère mort-né qu’ils avaient tu. Parfois, Ève-Marie entendait Jules parler tout seul dans sa chambre. Elle souriait en imaginant qu’il se racontait des histoires commençant toutes par « on dirait que ». Elle réalisait maintenant qu’il lui parlait, qu’il parlait à ce frère, son frère, cette moitié perdue, mais toujours présente.  


Lorsqu’elle était rentrée de la maternité, les traces d’une future vie à quatre avaient été gommées. Elle avait eu du mal à passer le seuil de la chambre. Sur la porte, elle voyait encore les traces des huit lettres en bois que Maxime avait fixées sous les ordres contradictoires d’Ève-Marie : « non plus bas. Plus au centre. C’est trop droit. Il y a trop d’espace entre le C et le O ». Une fois les lettres des deux prénoms posées, les futurs parents avaient hoché simultanément la tête de satisfaction. Elle avait voulu le prendre dans ses bras, mais gênée par son gros ventre elle l’entraîna dans un rire mêlé de larmes de bonheur.


-         Je n’ai pas pu, pas su m’occuper de toi quand nous sommes rentrés à la maison, reprit-elle. Je te voyais dans ton petit lit, je me disais que tout était de ma faute, qu’il fallait être d’un égoïsme fou pour faire des enfants et leur imposer ça. En vous donnant la vie, je vous avais aussi transmis la mort. Le « miracle de la vie »…
-          Maman ?
-          Tu parles d’un miracle !
-          Maman ?
-          Oui mon chat.
-          Maman ?
-          Tu as des questions ? Je t’écoute.
-          Mamaaaaaan ?
-          Oui ?
-          Quand est-ce qu’on mange ?

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