Elle est au
travail lorsque le téléphone sonne. L’appel provient d’une ligne extérieure. Ève-Marie
décroche le combiné tout en tapant sur le clavier de son ordinateur.
-
Allo ?
-
Madame Guérin ?
-
Oui, c’est bien moi.
-
Bonjour, je suis Madame Fournier, la directrice
de l’école de votre fils.
-
Oh…
- Votre fils s’est battu. Vous devriez venir ce
soir après la fin de la classe. Je vous attends dans mon bureau.
-
Mon Dieu ! Il va bien ?
-
Oui, oui. Il va très bien.
-
Je vous dis à tout à l’heure.
Ève-Marie a du
mal à attendre l’heure fixée par la directrice. Elle se pose plein de
questions. Pourquoi son fils, si calme, même un peu peureux s’est-il battu ?
À 16h10, elle ne tient plus et rassemble ses affaires.
- Je dois m’absenter. Une urgence, glisse-t-elle
entre deux portes à son supérieur qui lève les yeux au ciel, trahissant ce
qu’il pense réellement.
-
Faites, faites donc.
-
Je rattraperai mes heures demain.
-
Il en va de soi.
Elle se
moquait bien des réflexions qu’il pouvait lui faire. Son travail n’était pas sa
vie. Le vouvoiement participait à cette mise à distance. Trop pressée, elle
fait un faux départ et doit remonter après avoir constaté qu’elle avait oublié
ses clés de voiture sur son bureau.
Elle se
présente à l’accueil de l’établissement et on lui indique le bureau de la
directrice. Dans les couloirs, flotte une odeur particulière qu’elle ne peut
définir. Lorsqu’elle pénètre dans le
bureau, la directrice se lève ainsi que l’institutrice de son fils. Elle prend
place à côté de cette dernière dans une chaise bien inconfortable, mais elle
n’est pas là pour passer un bon moment.
- Madame Guérin, c’est un peu gênant. Aujourd’hui,
votre fils a refusé qu’un nouveau camarade s’installe à côté de lui. Je lui ai
demandé de s’excuser et de le laisser s’asseoir. Il s’est mis à hurler et a
fondu en larmes. Il s’est calmé assez rapidement, mais lors de la récréation,
après la cantine, il s’en est pris physiquement à un autre camarade.
-
Je ne comprends pas. Jules n’est pas violent. Il
ne veut jamais jouer au foot avec les autres. Il a peur de prendre des coups.
Ses cousins le traitent de poule mouillée.
-
Il semblerait que les choses changent. Votre
fils est perturbé, Madame Guérin. L’autre jour, je leur ai demandé de se mettre
en rang deux par deux. Jules n’a pas voulu se mettre avec un autre enfant. Il a
dit qu’il était déjà avec Oscar. Le problème, Madame Guérin, est qu’il n’y a
aucun Oscar dans la classe et que votre fils était bien tout seul…
-
Vous avez dit… Oscar ? demande-t-elle d’une
toute petite voix.
-
Madame Guérin, êtes-vous sûre que tout va
bien ? Lydia, allez donc chercher un verre d’eau.
- Je suis désolée. Il… Il… faut… que j’y aille
articule-t-elle péniblement, le corps parcouru de frissons.
-
Drôle de famille, ne peut s’empêcher de dire
l’institutrice.
Ève-Marie
récupère son fils qui l’attend dans le couloir. Il est assis sur une chaise qui
ne lui paraît pas bien grande et pourtant ses jambes blanches et fines
parsemées de quelques bleus pendent dans le vide. Elle lui adresse un faible
sourire et il prend sa main sans dire un mot. Ils montent dans la voiture
toujours en conservant le silence.
- Maman, c’est vrai que je suis fou ? demande
Jules alors qu’Ève-Marie fixe le dernier feu rouge avant la maison.
- Pourquoi
dis-tu ça ?
-
C’est Jordan qui a dit que j’étais cinglé.
- Tu n’es pas fou, mon chéri. Je suis désolée.
Tout est de ma faute. J’aurais dû t’en parler il y a bien longtemps. Je ne sais
pas par où commencer.
-
C’est une histoire avec des « il était une
fois » et des chevaliers ?
-
Non, mon chéri. C’est une histoire vraie.
-
Ah.
-
Quand tu… étais dans mon… ventre, il y avait… un
autre bébé avec toi.
-
Il est passé où ?
-
Laisse-moi parler, sinon je ne vais pas y
arriver, ok ? Donc, il y avait un
autre bébé en même temps que toi. Vous êtes arrivés plus tôt que prévus. Ils
ont essayé de le sauver, les docteurs, je veux dire. J’ai failli vous perdre
tous les deux. Ils ont réussi à te sauver, mais pas lui. Tu es resté un moment
à l’hôpital. Tu étais si petit, si fragile. Te regarder me faisait mal. Je vous
imaginais à deux, partageant tout, grandissant en miroir, à travers le regard
de l’autre. Tout aurait été en double, les peines comme les joies.
En même temps qu’elle lui
racontait, elle voyait défiler des images. Elle se souvenait d’une conversation
à la suite de l’échographie qui avait annoncé et confirmé la présence de deux
bébés.
-
Jules et Oscar avait-elle dit. Oscar comme le
titre de ce film avec Louis de Funès, son acteur fétiche.
- D’accord pour Jules, mais Oscar non, avait
répondu Maxime, son mari. Son patron était depuis peu le père d’un petit Oscar.
Il était hors de question que l’un de ses fils porte le même prénom. Et puis ça
sonnait comme César. Jules et César ou Oscar, non vraiment ce n’était pas
possible. Ils s’étaient mis d’accord pour l’appeler Constant.
Le plus douloureux fut de voir
un seul prénom sur le faire-part de naissance. « Ève-Marie et Maxime sont
heureux de vous annoncer la naissance de leur fils, Jules » disait le
texte. Heureux ? Comment pouvait-on l’être ? Fils prenait toujours un
« s » qu’il soit singulier ou pluriel voilà ce à quoi elle pensait.
Bien sûr tout le monde se taisait, faisait semblant de partager ce bonheur
amputé.
Lorsqu’elle avait appris qu’elle était enceinte,
elle ne sut pas si elle devait hurler de joie ou se calfeutrer dans sa chambre
pour digérer la nouvelle. Elle qui ne retrouvait jamais rien dans son sac,
comment allait-elle pouvoir être responsable d’un petit être. Bien sûr, il y
avait Maxime, son cher mari, mais il était si souvent absent. Elle s’imaginait
l’enfant dans les bras, arpentant la maison de long en large pour taire ses
cris. Elle, l’angoissée, comment ferait-elle si elle ne parvenait pas à
comprendre son enfant, s’il ne l’aimait pas ou pire, si elle ne l’aimait pas.
Elle ne pensait pas avoir l’instinct maternel. Les enfants l’énervaient plus
qu’autre chose. Ceux qui se roulaient dans les magasins parce qu’ils voulaient
une énième voiture ou un Kinder surprise dont ils avaient déjà toutes les
surprises et dont ils n’aimaient pas vraiment le chocolat. Ceux qui,
inévitablement, se retrouvaient dans le compartiment du train qui l’emmenait
chez ses parents, qui l’empêchaient de faire quoi que ce soit et qui lui
collaient une bonne migraine et la rendaient agressive envers tout et tous.
Elle jetait un regard noir aux parents à qui on avait dû injecter un mystérieux
antidote, car les cris ne semblaient pas les déranger. Ils étaient immunisés ou
alors, se disait-elle, on perçoit moins le bruit de sa propre progéniture que
celui d’étrangers.
Oui, elle avait du mal à supporter les enfants des
autres. Et le sien ? Elle pensait à sa mère qui avait élevé cinq enfants sans
jamais hausser la voix, lui semblait-il. Étaient-ils des enfants exemplaires ou
sa mère avait-elle un pouvoir spécial qu’elle lui transmettrait lorsqu’elle
viendrait lui rendre visite à la maternité, de même qu’une personne à l’article
de la mort en profite pour révéler un secret dans un dernier soupir ?
Ses amies déjà mères semblaient maîtriser la
situation. Pourquoi en serait-il autrement pour elle ? Des milliards de
femmes étaient passées par là, il n’y avait pas de raison qu’elle n’y arrive
pas. Elle commençait tout juste à s’en convaincre lorsque le médecin lui apprit
que deux petits cœurs battaient juste en-dessous du sien. Elle s’était mise à
paniquer. Elle se posait plein de questions. Un premier enfant, c’était déjà un
bouleversement, mais deux ? Elle avait peur de les confondre, de leur
attribuer un prénom et de ne plus savoir qui était qui, de devoir leur laisser
à vie un bracelet pour les distinguer. C’est vrai ça, comment faisait-on pour
savoir ? Après, quand ils seraient grands, ils joueraient de cette
ressemblance et la feraient tourner en bourrique ainsi que leurs professeurs et
amis.
-
Tu verras, des jumeaux c’est moins de travail
car ils s’occupent entre eux, lui disait-on.
- Ah la la, tu as une chance folle, entendait-elle
également. Si elle était aussi chanceuse, elle aurait dû gagner ne serait-ce
que 100 euros aux jeux de grattage pensait-elle.
Dans les félicitations de
certaines de ses amies, elle sentait poindre une once de jalousie.
Et si elle était une de ses mères incapable d’aimer ses enfants ?
Elle était tombée sur un reportage à la télévision lorsque Maxime et elle
avaient fait le road trip de leurs rêves aux USA. Après avoir dîné dans le
restaurant sans prétentions, mais correct du motel dans lequel ils faisaient
halte, ils avaient regagné leur chambre située au premier et dernier étage du
bâtiment situé à l’arrière de la réception. La pluie tambourinait sur la
charpente et le vent soulevait les rideaux. Ève-Marie avait l’impression d’être
dans un film d’horreur minable, mais en dehors de la météo lugubre, tout allait
pour le mieux. Comme à son habitude, Maxime s’était vite endormi tandis
qu’elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, probablement sous l’effet du
décalage horaire. Elle avait zappé de chaînes en chaînes jusqu’à tomber sur ce
reportage terrifiant dont elle ne pouvait toutefois se détacher. Il parlait de
ces mères atteintes d’un syndrome dont le nom ne lui revenait plus. Il était
notamment question d’une femme qui avait eu plusieurs enfants et qui les
avaient étouffés. À chaque naissance, elle renouvelait l’inimaginable
opération. Cette nuit-là, elle ne put fermer l’œil un seul instant.
Maxime avait été fou de joie en apprenant qu’il
allait être père et totalement transporté lorsqu’il apprit qu’ils étaient deux.
Il se voyait avec ses fils, leur apprenant à tirer des lancers francs et toutes ces choses qu’un père pouvait
partager.
Oscar n’était pas un ami créé par l’imagination
débordante d’un enfant de sept ans comme l’avait laissé entendre
l’institutrice. Il était le frère mort-né qu’ils avaient tu. Parfois, Ève-Marie
entendait Jules parler tout seul dans sa chambre. Elle souriait en imaginant
qu’il se racontait des histoires commençant toutes par « on dirait
que ». Elle réalisait maintenant qu’il lui parlait, qu’il parlait à ce
frère, son frère, cette moitié perdue, mais toujours présente.
Lorsqu’elle était rentrée de la maternité, les
traces d’une future vie à quatre avaient été gommées. Elle avait eu du mal à
passer le seuil de la chambre. Sur la porte, elle voyait encore les traces des
huit lettres en bois que Maxime avait fixées sous les ordres contradictoires d’Ève-Marie :
« non plus bas. Plus au centre. C’est trop droit. Il y a trop d’espace
entre le C et le O ». Une fois les lettres des deux prénoms posées, les
futurs parents avaient hoché simultanément la tête de satisfaction. Elle avait
voulu le prendre dans ses bras, mais gênée par son gros ventre elle l’entraîna
dans un rire mêlé de larmes de bonheur.
- Je n’ai pas pu, pas su m’occuper de toi quand
nous sommes rentrés à la maison, reprit-elle. Je te voyais dans ton petit lit,
je me disais que tout était de ma faute, qu’il fallait être d’un égoïsme fou pour
faire des enfants et leur imposer ça. En vous donnant la vie, je vous avais
aussi transmis la mort. Le « miracle de la vie »…
-
Maman ?
-
Tu parles d’un miracle !
-
Maman ?
-
Oui mon chat.
-
Maman ?
-
Tu as des questions ? Je t’écoute.
-
Mamaaaaaan ?
-
Oui ?
-
Quand est-ce qu’on mange ?
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