lundi 30 septembre 2013

Les Fleurs du temps passé





C’est leur anniversaire de mariage. Elle avait tout juste 20 ans lorsqu’elle avait passé la robe blanche et gravi les marches de l’église au bras de son père. C’était la première fois qu’elle voyait ce dernier ému jusqu’aux larmes. Des années plus tard, elle l’aime comme au premier jour. Il n’y a pas eu d’orage dans leur relation, peut-être quelques nuages, vite balayés. Ses amies divorcées lui disent : « il doit avoir une maîtresse ? Une relation aussi idyllique ne peut pas exister ». Il avait du mal à faire deux choses en même temps, comment aurait-il pu mener deux relations de front ? Il y aurait bien eu un moment où il aurait mélangé les prénoms, semé des indices, oublié une trace de rouge à lèvres sur le col de sa chemise. Non, elle savait qu’il lui était fidèle. Ce matin, il était parti au travail en lui disant qu’elle aurait une surprise, lorsqu’il rentrerait. Elle n’aimait pas trop ça, les surprises, mais les siennes étaient toujours réussies et ne la mettaient jamais dans l’embarras.

Elle attend son retour. Elle se décide pour cette robe vert émeraude, sa préférée, celle qui fait ressortir la couleur de ses yeux, lui dit-il à chaque fois. Elle s’assoit face au miroir posé sur le bureau, lui-même échoué sur le palier le temps qu’ils repeignent la chambre qui fut celle de leur fils, 18 ans durant. Elle brosse ses fins cheveux en fredonnant « j’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux ». Elle se prend à rouler les « R ». Elle repense à ce 3 mai 1987 où elle avait appris la disparition de la chanteuse. Son mari la trouva en larmes dans la cuisine. Il ne comprenait pas pourquoi elle se mettait dans un tel état pour quelqu’un qu’elle ne connaissait qu’à travers les chansons et les unes de magazines. Elle savait bien qu’il la trouvait ridicule, mais cette femme et sa voix si particulière la touchaient profondément. Elle allait parfois sur sa tombe y déposer une rose tout en chantant « que sont devenues les fleurs du temps qui passe, que sont devenues les fleurs du temps passé ». Il disait qu’il n’avait jamais entendu quelqu’un chanter aussi faux tout en y mettant autant de cœur. Un reproche qui sonnait comme un compliment.

Elle regarde sa montre toutes les cinq minutes. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Elle détestait que l’on arrive en retard et il le savait. Un bruit lui parvient. Il doit s’agir du chat qui va et vient à sa guise. Une fois, elle l’avait cru perdu pour de bon. Il avait été enfermé dans le garage du voisin pendant plus d’une semaine. Lorsqu’il avait fini par rentrer, le chat avait bondi comme un diable, le poil hérissé, le dos rond, feulant et crachant. Une panthère noire électrisée et affamée.

Oh et si elle mettait le bracelet qu’il aime tant ? Elle se sent aussi légère qu’une adolescente à son premier rendez-vous. Elle sort sa boîte à bijoux de la petite table située à côté du lit. Elle s’empare du bracelet mais ne parvient pas à trouver les boucles assorties. Elle referme le tiroir. Quelque chose le bloque. Une enveloppe à soufflet.  Qu’est-ce qu’elle peut bien faire là ? Elle l’ouvre et quelques photos en tombent. Il y a celle de leur mariage, identique à celle qui figure fièrement en première page de l’album-photo de leur vie. Sur la deuxième, on peut y voir son premier-né dans les bras d’un tout jeune papa. Sur la troisième, son fils souriant dévoile une dent cassée sur le rebord du trottoir lorsqu’il apprenait à faire du vélo. Sur la suivante, elle pose devant la maison d’Edmond Rostand à Cambo-les-Bains, son fils masquant son visage dans les plis de sa robe.  La prochaine, montre la petite famille agrandie par l’arrivée d’un second fils.  Elle s’apprête à découvrir la suivante, mais elle lui échappe des mains et comme les tartines, le bon côté atterri face au sol. Elle se penche pour la ramasser. Ce n’est pas une photo. Le papier n’a pas la même consistance, ni le même format. C’est un carton rectangulaire. Elle le retourne et a l’impression que le sol s’ouvre sous ses pieds.  Elle se raccroche au bord du lit. Comment est-ce possible ? Là, parmi tous les noms,  l’un d’entre eux est inscrit en gras après une terrible phrase :


        … ont la douleur de vous faire part du décès de

                 Monsieur Raymond POUSSIN
                  Survenu le 3 septembre 1993 à Saint-Germain en laye


Raymond, son cher mari ? Ce n’est pas possible. Une mauvaise blague. Il faut qu’elle retrouve ses esprits. De l’eau, il lui faut de l’eau. Ses jambes ne la portent plus, mais elle rejoint néanmoins la salle de bains attenante. Elle ouvre le robinet en grand et s’asperge le visage pendant de longues minutes.  De son poing, elle dessine un cercle dans la buée qui s’est formée sur la glace. Que lui arrive-t-il ? Elle ne se reconnaît pas. Elle y voit une femme âgée, les cheveux couleur argent noués en un vague chignon. Elle a l’impression de voir sa mère. Ses mains sont parsemées de taches de vieillesse. Son alliance semble incrustée dans la chair de ses articulations gonflées. Affolée, elle se rend sur le palier. Elle réalise qu’elle n’est pas chez elle. Disparu, le miroir sur le bureau. Il n’y a pas plus de bureau que de palier. Elle se retrouve dans un couloir et se heurte à un chariot rempli de balais et de chiffons.

Il faut qu’elle retourne chez elle et tout rentrera dans l’ordre. S’il arrive et qu’elle n’est pas là, que va-t-il penser ?

-          Madame Poussin ? Où allez-vous ?
-          Qui êtes-vous ?
-          Allons, Madame Poussin, venez. Je vous raccompagne dans votre chambre dit la jeune femme en la saisissant calmement mais fermement par le bras.
-          Lâchez-moi. Je veux rentrer chez moi !
-          C’est ici, chez vous Madame Poussin lui répond-elle en l’aidant à s’asseoir sur le lit. Tenez, vous avez de la visite, ajoute-t-elle alors que l’on frappe à la porte laissée entrouverte.
-          Oh Raymond ! Enfin, te voilà ! Tu es si beau.
-          Maman, c’est moi Étienne. Ton Fils.

Elle a oublié que Raymond était mort le jour de leur anniversaire de mariage. Elle l’avait attendu jusqu’à ce qu’elle reçoive un coup de fil de sa secrétaire. Terrassé par une crise cardiaque, le 3 septembre 1993. C’était il y a vingt-ans. Elle avait maintenant quatre-vingt ans. Pendant plusieurs années, elle n’avait cessé de répéter que tout allait bien et c’était le cas, jusqu’à ce qu’on la retrouve à contresens sur l’autoroute et que les autres décident pour elle que ça n’allait pas, que ça n’allait plus.  

2 commentaires:

  1. Saisissant. Troublant. Touchant. Plein de tendresse.
    Merci pour ce magnifique texte triste.

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  2. Un texte aussi triste que joli.

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