Isaure sort du travail. Elle prend le métro et s’arrête quatre stations
plus loin pour faire une course. Elle est partie un peu plus tôt, histoire de
profiter davantage des siens. Dans les couloirs du métro, elle marche d’un pas
rapide. À un angle, un choc interrompt le programme tout tracé qui figure dans
sa tête. Elle vient de percuter une femme. Cette manie qu’elle a de toujours
marcher le long des murs ! Dans la collision, les deux femmes ont fait tomber
leur sac qu’elles tenaient à bout de bras. Isaure ramasse le sien et tend
l’autre à sa propriétaire en lui demandant si tout va bien. Elle obtient un
simple hochement de tête en guise de réponse. Isaure se confond en excuses
tandis que celle qui se trouve en face d’elle esquisse un sourire gêné et
s’éclipse sans dire un mot, ni même râler, ce qui est pourtant une habitude
dans ces contrées souterraines. Isaure hausse les épaules et repart de plus
belle, direction le supermarché. Il lui faut une salade pour accompagner les
aubergines à la parmigiana qu’elle a prévu de faire pour le dîner. Sans salade,
n’en déplaise à ses ados qui rejettent aussi bien l’autorité que tout ce qui
est vert, le plat est moins savoureux. Au passage, elle attrape quelques
bricoles et se dirige vers la caisse moins de 10 articles.
-
Ça fera 8 euros
et 23 centimes, annonce la caissière sur un ton monocorde.
-
Oui, dit Isaure
tout en fouillant dans son sac à la recherche de son portefeuille.
-
Vous réglez
comment, Madame ?
-
Par carte,
mais… une minute… je… je…
-
Les gens attendent, Madame.
Pourquoi faisait-il toujours aussi noir dans un sac ? Isaure en brasse
le contenu et tente de localiser son portefeuille par le toucher, mais rien.
Elle finit par sortir différents objets et constate avec effroi qu’ils ne lui
appartiennent pas. Elle les pose sur le tapis de la caisse pour essayer de
comprendre. Le sac est le même que le sien, mais pas ce qu’il y a dedans.
-
Il y a un
problème, Madame ?
-
C’est juste
que… Oh et puis tenez, dit-elle en prenant un billet de 10 euros dans le
portefeuille violet qui se trouve sur le tapis.
-
Vous avez la
carte de fidélité ?
-
Oui, enfin non…
pas aujourd’hui.
La caissière lève les yeux au ciel. Isaure voit sur son badge fixé sur son
gilet sans manches aux couleurs de l’enseigne du supermarché qu’elle s’appelle
Norma, comme Marilyn Monroe songe-t-elle. Cette dernière lui tend son ticket de
caisse tout en mâchant ostensiblement son chewing-gum et lui souhaite, sans y
croire, une bonne soirée.
En sortant, Isaure saisit la carte de transports
qu’elle a aperçu dans le sac et monte dans son train de banlieue. Elle avisera
ce qu’il convient de faire. Une fois chez elle, elle prendra sa voiture et se
rendra à l’adresse indiquée sur la carte d’identité en sa possession. Les deux
femmes échangeront de nouveau leur sac et tout ira bien. Isaure s’en persuade.
Elle constate que l’inconnue du métro s’appelle Chantal et qu’elle habite à
l’autre bout de la banlieue parisienne, du côté Est. Alors qu’elle épluche les
différents éléments présents dans le portefeuille, le train s’arrête
soudainement. La voix du conducteur se fait entendre. « Madame, Monsieur…
incident… patienter…compréhension ». Aux passagers de remplir les trous. Ils
patientent. Une autre annonce, plus claire, précise qu’il y a eu un accident de
personne et que les secours sont en cours d’intervention. L’attente est
interminable. Il est insupportable de penser à ce qu’il se passe dehors et
d’entendre les passagers autour se plaindre et d’y aller de leurs commentaires
odieux et égoïstes. Il y avait une personne derrière tout ça, une vie qui avait
pris fin de façon tragique. Isaure fouille dans le sac à la recherche d’un
téléphone pour prévenir les siens mais pas la trace du moindre téléphone et
puis même si ça avait été le cas, il aurait été verrouillé et elle n’aurait pu
s’en servir. La technologie c’était bien mais elle avait ses limites. Elle
demanderait bien à un passager de lui prêter un téléphone juste une minute mais
elle se souvenait qu’elle-même disait toujours non lorsqu’il lui arrivait qu’on
le lui demande. Les visages fermés en face d’elle ne l’encouragent pas à le
faire.
En attendant, Isaure imagine sa famille guettant son
retour. Elle voit Jan, son mari appuyant sans compter sur la touche « bis » du téléphone
et laissant un premier message, puis deux, puis trois, puis d’autres teintés
d’énervement, d’impatience et d’inquiétude. Ce n’était pas normal qu’elle ne
décroche pas, elle qui était toujours collée à son téléphone.
Il fait nuit depuis un bon moment lorsqu’Isaure
remonte sa rue. Elle est harassée et aussi défraîchie que sa salade pendant au
bout de son bras.
Nous sommes le 8 décembre, c’est un jeudi. Bientôt le
week-end. Il va falloir penser à acheter un sapin de Noël. Un qui ne perd pas
ses aiguilles. Il y a déjà assez de poils de chat un peu partout. Voilà à quoi
elle pense en regardant la maison des voisins, toujours illuminée dès les
premières heures de décembre.
-
Vous ne
devinerez jamais ce qui m’est arrivé, lance-t-elle en franchissant la porte
tout en se débarrassant de ses affaires.
Elle se retourne et elle les voit. Son mari et ses
trois enfants sont dans le salon. Ils ont les yeux rouges, le visage livide,
les veines saillantes, gonflées de chagrin.
-
Que… que… se
passe-t-il ? bégaye-t-elle.
-
On nous a dit que tu étais morte. On a
retrouvé ton sac en haut du pont duquel une femme s’est... Toutes tes affaires
étaient dedans. Je ne comprends rien, parvient-il à dire avant d’éclater en
larmes et de la serrer dans ses bras.
Tout se rembobine dans la tête d’Isaure. La femme
qu’elle avait croisée tout à l’heure, cette rencontre fugace, cette inconnue
qui n’en était plus une, était morte. Pendant un temps, aux yeux des autres,
Isaure avait été ce corps sans vie. Plus tard, elle trouvera une feuille pliée
en quatre dans le fond du sac de Chantal. Ses derniers mots y sont couchés. Une
larme d’Isaure viendra s’y poser et déformera le premier mot. Celui de la fin.
J'aime beaucoup l'atmosphère de cette nouvelle très réussie!!! Merci!
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